Créativité et darwinisme peuvent paraître deux concepts antithétiques. Quoi de plus loin de la créativité, en effet, qu’un mécanisme aveugle et mécanique, qui n’a besoin d’aucun auteur pour fonctionner? Et pourtant la cécité du mécanisme n’implique pas une absence de créativité, bien au contraire : pour s’en convaincre, il suffit de penser que c’est par la sélection naturelle que toute la diversité du vivant s’est développée; Darwin parle, dans la dernière page de son ouvrage le plus célèbre, de « endless forms most beautiful and most wonderful » (Darwin 1859), des formes qui montrent une adaptation frappante à leur environnement. Selon certains théoriciens (nous n’en citerons pêle-mêle que quelques-uns, tels que Dennett 1991, Blackmore 1999 et 2010, Distin 2011 ou Mesoudi 2011), ce qui est vrai pour les êtres vivants l’est également – de manière plus ou moins littérale selon les approches adoptées – pour la culture, qui serait soumise, elle aussi, à une forme de sélection naturelle de type darwinien. Dans notre article, nous essaierons de voir s’il est possible de croiser les deux concepts de « créativité » (nous reprendrons son sens prototypique, tel qu’il a été mis en avant tout récemment par Mickaël Mariaule: la créativité se construit autour de deux pôles, la nouveauté et la pertinence ; voir également Kussmaul 1998) et de « darwinisme » dans une optique traductive. Pour ce faire, nous introduirons au préalable une métaphore cognitive que nous nous emploierons à justifier dans la première partie de notre exposé : la traduction est évolution, au sens darwinien du terme, puisqu’elle se compose de ces mêmes mécanismes qui rendent possible l’évolution du vivant – sélection, hérédité, variation. (1) Sélection : tout n’est pas traduit, certains textes seulement jouissent de la possibilité du passage à une autre langue. Certaines affirmations « métaphisiques », telles que l’idée que tout texte exigerait en quelque sorte sa traduction, et ne trouverait son véritable accomplissement que dans cette dernière, semblent prendre en compte justement cet aspect : la survie d’un texte passe également et avant tout par sa sélection. Mais il y a sélection à un autre niveau, aussi : l’idée de « négociation » (Eco 2003), ainsi que le lieu commun qui veut que toute traduction « sacrifie » certains aspects du texte-source, nous rappellent que tout traducteur devra se concentrer prioritairement sur quelques-unes seulement des caractéristiques de ce dernier, en en laissant d’autres en arrière-plan. Encore une fois, sélection. (2) Hérédité : ce point s’explique de lui-même. C’est par le biais de l’hérédité, sous quelque forme que ce soit – par ce lien de filiation, directe ou indirecte – qu’un texte participe de la traduction et non pas de la création autonome. (3) Variation. Elle est nécessaire par rapport à l’original, évidemment : comme l’a jadis affirmé Georges Mounin (1955 : 7), « tous les arguments contre la traduction se résument en un seul : elle n’est pas l’original ». Mais également variation par rapport aux autres traductions d’un même texte-source : la retraduction n’aurait pas de raison d’être autrement, et le fait qu’il n’existe pas deux traductions identiques en tous points est un parallèle assez frappant avec l’évolution du vivant. Puisqu’elle est darwinienne (c’est du moins notre proposition), la traduction est, en son essence, créative. Une fois établi ce point primordial, la dernière partie de notre article montrera une série d’exemples, tirés de différents aspects de la traduction et de la traductologie, afin de mettre en lumière, en même temps, l’aspect darwinien de la traduction et son aspect créatif. Une liste, non exhaustive, des sujets traités comprend l’idée de « compétence traductive minimale » selon Anthony Pym, la TA de GoogleTranslate et la TAO de logiciels comme Trados, la traduction collaborative, et quelques retombées sur la didactique de la traduction. Dans tous ces cas, nous croyons qu’une lecture darwinienne de la pratique traductive permet de trouver la créativité là où on ne la chercherait pas ; de plus, qu’il est possible de développer et de stimuler cette même créativité en assumant pleinement l’enseignement de l’évolutionnisme culturel.