Les Lumières ont inventé le roman de formation. Beckett, Hesse, Kafka, Musil, Proust et Virginia Woolf modulent diverses variations de ce qu'il faudrait nommer le roman de dé-formation. Dans ce genre de récit, le moi se gagne en se perdant, en constituant lui-même et en circonscrivant autour de lui un non-lieu séparé de la réalité banale, de ses conventions morales et sociales. Dans un écart maximal par rapport à tout l'être, y compris le sien propre, le moi se bâtit par la déconstruction patiente des déterminations extérieures, il se dégage de sa gangue pour indiquer sans jamais l'exhiber un Soi qui ne saurait être formé puisque par nature il récuse toute forme. En s'appuyant sur les analyses de Georges Gusdorf concernant le moi romantique, de Jean-Luc Marion (L'Idole et la distance), de Paul Ricœur (Soi-même comme un autre : " l'appréhension apophatique du soi "), l'essai intitulé Fictions de l'ipséité tente de montrer que le Soi manifesté, inventé, réinventé, sculpté par une soustraction inlassable qui révèle le plein par le vide -- et le vide en se délivrant de l'excès de plein --, dans quelques fictions de l'ipséité supposées représentatives est en quelque sorte " le Dieu d'une théologie négative ", pour reprendre la formule de Jacques Derrida sur le moi pur de Valéry. Les antécédents de cette représentation sont recherchés notamment dans l'œuvre de Mallarmé et, plus indirectement, dans celle de Villiers de l'Isle-Adam, où le Soi se profile comme la Figure par excellence. Personne ne l'incarne jamais totalement, pas même tel héros dans l'espace de la fiction, et pourtant chacun, invisiblement, le porte, et l'une des tâches que s'assigne la fiction, qu'elle soit poétique ou narrative, est bien dès lors d'en esquisser les traits essentiels dans son espace plus ou moins déréalisé. Ainsi est constamment interrogée la figure de l'auteur dans la fiction : quoique invisible, elle est toujours présente à l'arrière-plan et la fiction est souvent ce mentir-vrai où un auteur hypocrite ne cesse de parler de lui en faisant semblant de parler d'un ou de plusieurs autres, reflétant, réfractant, refigurant diversement son être propre pour construire un mythe de Soi. En ce sens la fiction, comme le mythe, invente du faux pour figurer le vrai en un détour inévitable, lorsqu'il s'agit, sans l'enfermer, de capturer fugitivement dans un retrait ce qui demeure inassignable. Les œuvres littéraires étudiées dans l'ensemble des travaux présentés sont de la sorte tenues pour autant de variantes, parmi d'autres existantes ou possibles, d'un mythe central, celui du Soi. C'est ce qui justifie la double lecture, herméneutique et mythocritique, à laquelle elles sont soumises : une telle lecture vise à mettre en rapport avec la surdétermination du Soi, du Moi superlatif, les différents éléments de la fiction et la façon dont ils reçoivent sens et cohérence à partir de cette figure fondatrice. Le Soi est un centre rayonnant et il informe tout l'espace fictif qu'il anime de sa présence, de sorte que la refiguration de soi dans la fiction est aussi une refiguration du monde, désormais rêvé comme une émanation de Soi, dans une harmonie avec les exigences imprescriptibles du Soi. On a voulu montrer dans quelle mesure et à quel point le travail poétique et théorique de Mallarmé, notamment sa théorie du mythe et la théorie de l'abstraction, dématérialisante et schématisante, qui la fonde fournissait quelques instruments appropriés pour deviner -- pour instituer en objet de " divination " -- cette Figure mythique, dans les limites du moins imparties à un discours, fût-il littéraire, métaphorique et indirect, essentiellement débordé par l'intuition fondamentale qu'il tente de ressaisir. Qu'elle investisse un mythe reconnaissable, qu'elle l'incorpore sous des formes plus ou moins détournées, qu'elle emprunte aux mythes des figures et des motifs précis ou qu'elle retrouve les formes et les structures les plus générales de l'imaginaire mythique, la littérature prend ses distances à l'égard du mythe dans le geste même de se le réapproprier. La remarque constitue un acquis de la mythocritique. Elle vaut peut-être particulièrement quand des œuvres se cristallisent autour du Soi, ce motif omniprésent et insaisissable qui donne lieu à l'invention d'un nouveau mythe et à la reprise de mythes anciens plus ou moins transposés. Ainsi a-t-on cru pouvoir en appeler à la notion d'invention de soi pour rapprocher sans artifice excessif deux moments éloignés de la littérature européenne pris pour termes extrêmes : l'historiographie romaine de l'Empire et certaines œuvres narratives de la première moitié du XXe siècle. Quels que soient les ressorts en jeu dans ce processus d'invention : remémoration -- la reconstruction du passé de Rome ou celle du personnage de Napoléon par Nietzsche pour lui faire incarner les plus hautes valeurs --, abstraction, néantisation -- chez Gautier et Valéry --, on repère la permanence d'une visée mythifiante qui fait éclater l'individualisme moderne dans ce " bougé ", cette hésitation, ce suspens où le haïssable petit moi voudrait se produire comme un grand Soi -- et, ce faisant, s'y dissoudre.