1. L'ombre est tombée sur le corps : Georges Perec.
- Author
-
Brun, Anne
- Subjects
- *
EARLY memories , *PSYCHOANALYSIS , *AUTOBIOGRAPHY , *LITERATURE , *ANNIHILATIONISM (Christianity) - Abstract
Cet article explore les figures du corps dans le processus créateur de l'œuvre autobiographique de Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance , et aussi Un homme qui dort. Il propose d'interroger la façon dont l'ombre des parents de Perec disparus dans sa petite enfance est tombée sur son corps et sur le corps de son écriture, en écho avec la fameuse expression de Freud pour définir la mélancolie : « l'ombre de l'objet est tombée sur le moi ». De façon générale, dans la continuité des travaux de Didier Anzieu sur le Corps de l'œuvre , mais à partir d'une autre hypothèse originale, cet article vise à définir le rôle joué par l'ombre de l'objet qui tombe sur le corps dans le processus créateur d'œuvres contemporaines. Un second objectif de cet article vise à interroger, à la lumière de l'évolution des paradigmes actuels de l'interprétation psychanalytique, une clef interprétative de l'œuvre de Perec, comme du processus créateur en général, articulée autour de la nécessaire représentation de l'absence de l'objet, au détriment d'autres modalités d'interprétation. La méthode d'écoute du texte littéraire s'inspire ici de la clinique analytique : cet article propose une lecture de W ou le souvenir d'enfance et de L'homme qui dort à la lumière d'une pratique analytique avec des patients qui, comme Perec, disent ne pas avoir de souvenirs d'enfance et apparaissent marqués par des deuils et/ou des traumatismes majeurs dans leur petite enfance. La clinique contemporaine nous confronte en effet particulièrement à des états de retrait de la subjectivité que tentent précisément de représenter de nombreuses formes de l'art contemporain : l'interaction entre une approche psychanalytique de l'œuvre de Perec et la clinique psychanalytique permet de mettre en lumière certaines particularités du processus créateur. Notre méthode consistera dans un premier temps à suivre le seul fil du texte de W ou le souvenir d'enfance , pour en écouter l'associativité, sans nous référer à des biographies de Perec. Il s'agira de se mettre à l'écoute des impressions sensorielles évoquées dans le texte, et de l'associativité de l'écrivain à partir de ses vécus corporels d'enfant. Cette contribution avance l'hypothèse du rôle joué dans le processus créateur par l'identification incorporative. L'ombre des corps des parents de Perec apparaît notamment dans la fiction autobiographique de W , écriture d'un corps en îlots éclatés : fragments de corps/mémoire concassés, fracassés, massacrés, pétrifiés, autant de traces énigmatiques de la présence des objets qui prennent une cohérence au fil de notre lecture. Selon cette perspective, l'écriture serait destinée, de façon inconsciente, à « désincorporer », pour ainsi dire, les objets pétrifiés dans l'écrivain, en tentant d'émerger d'une pétrification psychique. L'homme qui dort , fiction autobiographique en lien avec la fin d'adolescence de l'auteur, est habité par l'ombre de ce qui n'a pas eu lieu avec l'objet et ce texte invite le psychanalyste, notamment dans la clinique analytique avec des patients souffrant de dépression chronique, à tenter de dégager le patient des incorporats mélancoliques pour qu'il puisse sortir de la pétrification et réanimer sa vie psychique. Dans le processus créateur des deux livres de Perec, comme dans l'écoute de patients dans des problématiques limites, il s'agit de repérer une forme d'associativité dans l'enchaînement de sensations hallucinées, tels les signifiants formels qui relèvent de formes primaires de symbolisation et qui racontent en quelque sorte les modalités premières du lien à l'objet. Cette analyse du processus créateur à partir des figures du corps et du rôle joué par les identifications incorporatives permet de discuter une approche psychanalytique à partir d'une théorisation de la symbolisation de l'absence dans la cure dans la présence/absence de l'analyste qui permettrait de faire le deuil de la mère. L'œuvre autobiographique de Perec résonne avec l'écoute analytique de certains patients qui disent aussi ne pas avoir de souvenir d'enfance. Une façon d'écouter les vécus de blanc, d'effacement, ou encore d'anéantissement, avec des zones de retrait de la subjectivité, consiste à écouter la façon dont l'ombre de l'objet est tombée sur le corps du patient... Le travail analytique consiste à tenter de tramer les vécus corporels disparates à des fragments de souvenirs en lien avec l'objet, bref à recontextualiser des impressions sensorielles dans l'histoire des liens précoces du patient aux objets. La dynamique de l'acte créateur, dans l'écriture comme dans la cure, renvoie ainsi à une contrainte interne de donner forme et sens à des vécus traumatiques enracinés dans le corps. This article delves into an understanding of the figures of the body in the creative process of Georges Perec's autobiographical work, "W or the Memory of Childhood," as well as "A Man Asleep." It seeks to examine how the shadow of Perec's parents, who disappeared during his early childhood, cast itself upon his body and his writing, resonating with Freud's famous expression to define melancholy: "the shadow of the object has fallen upon the ego." Drawing inspiration from Didier Anzieu's work on the "Body of the Work," this article aims to define the role played by the shadow of the object that falls upon the body in the creative process of contemporary works. Additionally, it aims to explore an interpretative key for Perec's work and creative processes in general. This exploration takes place in light of the evolving paradigms of current psychoanalytic interpretation, focusing on the crucial representation of the object's absence, as opposed to other modes of interpretation. The method employed for "listening" to literary texts draws inspiration from clinical psychoanalysis. This article proposes an examination of "W or the Memory of Childhood" and "A Man Asleep" through the lens of psychoanalytic practice with patients who, like Perec, claim to lack childhood memories and show signs of being marked by significant losses and/or traumas during their early years. Contemporary clinical practice often encounters states of subjective withdrawal that numerous forms of contemporary art attempt to represent. The interaction between a psychoanalytic approach to Perec's work and psychoanalytic clinical work can shed light on certain particularities of the creative process. The focus will be on listening to the sensory impressions conveyed in the text and the writer's associations stemming from his bodily experiences as a child. This contribution puts forth the hypothesis of the role played in the creative process by incorporative identification. The shadow of Perec's parents' bodies is particularly evident in the autobiographical fiction of "W," where the writing portrays a body fragmented into shattered islands – memories and body parts crushed, wrecked, and petrified. These enigmatic traces of object presence gradually gain coherence as we progress in our reading. According to this perspective, the writing is unconsciously driven to "disincorporate," so to speak, the petrified objects within the writer, attempting to emerge from psychic petrification. In "A Man Asleep," another autobiographical fiction related to the author's late adolescence, the shadow of what did not take place with the object inhabits the narrative. This text encourages the psychoanalyst, particularly in clinical practice with patients suffering from chronic depression, to try to release the patients from melancholic incorporations, enabling them to break free from petrification and revitalize their psychic life. In the creative process of Perec's two books, as well as in listening to patients with borderline issues, the aim is to identify a form of associativity in the sequence of hallucinated sensations, much like the formal signifiers that stem from primary forms of symbolization. These signifiers somehow narrate the initial modalities of the relationship with the object. This analysis of the creative process based on the figures of the body and the role played by incorporative identifications opens up a discussion on a psychoanalytic approach centered around the theorization of the symbolization of absence in the therapeutic process, specifically in the presence/absence of the analyst. This approach could facilitate the process of mourning the mother. Georges Perec's autobiographical work resonates with the analytical listening to certain patients who also claim to have no childhood memories. One way of listening to experiences of blankness, erasure, or annihilation, with zones of withdrawal from subjectivity, involves paying attention to how the shadow of the object has fallen upon the patient's body. The analytical work consists of attempting to weave together disparate bodily experiences with fragments of memories related to the object, essentially recontextualizing sensory impressions within the history of the patient's early attachments to objects. The dynamics of the creative act, both in writing and in therapy, thus involve an internal constraint to give form and meaning to traumatic experiences rooted in the body. [ABSTRACT FROM AUTHOR]
- Published
- 2023
- Full Text
- View/download PDF