Un ethnologue expose ce que la tradition orale d’un village hindou du Madhya Pradesh lui a appris sur la conception du monde, les divinités et les fêtes. Il a entrepris l’étude de ce village il y a presque quarante ans et la poursuit en y retournant passer un ou deux mois chaque année. L’enquête a été menée sur une base intimiste, en mettant à profit les relations personnelles qui se sont établies avec quatre de ses informateurs : deux « lettrés », tous deux brâhmanes, qui ont fait de l’ethnologue leur disciple, Gopīlāl Paṇḍitjī, instituteur à la retraite, et Bhagatjī, agriculteur devenu depuis peu un renonçant à l’esprit étonnamment libre ; deux « illettrés », un barbier, Sarvan, conteur intarissable de récits mythologiques transformés par lui en histoires d’une incroyable saveur, et une artisane, Dhaniyā la laquière, chez laquelle un considérable corpus de chansons féminines a été enregistré.Il y a une étonnante convergence entre ces quatre expressions de la tradition orale locale. On constate qu’un récit typiquement « populaire » de Sarvan vient souvent corroborer une interprétation par le Paṇḍitjī de tel ou tel épisode du Rāmāyaṇa ou du Mahābhārata, textes qu’il connaissait bien par les éditions que la Gita Press de Gorakhpur a diffusées à bon marché dans les villages.De plus, ces quatre sources s’accordent à présenter une image de la religion populaire non seulement très homogène mais aussi très différente de celle que l’on trouve dans les ouvrages sur la pratique religieuse des hindous (il est vrai que sur ce sujet les références existantes ne sont guère satisfaisantes). On en a l’exemple le plus frappant dans la certitude, partagée par tous au village, que l’année est structurée par les séjours successifs des trois grands dieux, Brahmā, Viṣṇu et Śiva, dans le monde souterrain pour servir de gardiens à la porte du roi-démon Bali. Cela n’est apparemment mentionné nulle part et il faut se livrer à une véritable enquête policière pour en découvrir une confirmation plus ou moins voilée ici ou là. Mais bien d’autres surprises analogues nous attendent : ainsi l’importance, à Raksā Bandhan, la fête des frères et des sœurs (et des brâhmanes), du culte rendu par les femmes à Śrāvan kumār, jeune brâhmane renonçant qui menait en pèlerinage au Gange ses deux vieux parents aveugles en les portant dans des paniers et a été malencontreusement tué par le roi Daśrath, le père de Rām dans le Rāmāyaṇa. Il en va de même pour la descente de Lakṣmī, l’épouse de Viṣṇu, dans le monde souterrain où elle va nouer un cordon protecteur au poignet du roi Bali, à cette même fête, et pour le retour sur terre du roi Bali à Divālī, la fête de Lakṣmī, lorsqu’il vient lui rendre sa visite.Sur ces points et sur d’autres, cette tradition orale nous apporte d’intéressantes pistes à suivre, qui nous mènent dans presque chaque cas à des faits ou à des mythes attestés ailleurs en Inde, au Maharashtra et au Kerala par exemple, où Bali revient bien sur terre chaque année. Une conclusion s’impose : notre connaissance de la religion populaire en Inde du Nord (pour s’en tenir au sujet du présent article) reste à compléter, et une des façons d’atteindre ce but est de tenir compte, plus que nous n’avons l’habitude de le faire, des traditions orales locales. An anthropologist explains what he has learnt from the oral tradition in a Hindu village of Madhya Pradesh concerning the conception of the world, the deities and the religions festivals. He started his field-work in that village nearly forty years ago, and still goes there every year to spend one or two months. The inquiry has been led in an intimate way, relying on a personal relationship established with four main informants: two « literates », both brahmins, of whom the anthropologist became a disciple, Gopīlāl Paṇḍitjī, a retired school-master, and Bhagatjī, a farmer become of late a renouncer with a remarkable freedom of mind ; two « illiterates », a barber, Sarvan, indefatigable teller of mythological taies transformed by him into incredibly spicy stories, and an artisan, Dhaniyā the lacquerer, at whose place an extensive corpus of women’s songs has been recorded.There is a remarkable convergence of these four expressions of the local oral tradition. A typically « popular » story of Sarvan is often found to corroborate an interpretation given by the Paṇḍitjī of one episode or the other from the Rāmāyaṇa or the Mahābhārata, texts well known to him through the éditions distributed in the villages at low prices by the Gita Press of Gorakhpur.Further, these four sources present an image of the popular religion not only quite homogenous but also quite different from the one found in the existing books on the religious practices of the Hindus (it is true that the references on the subject are far from satisfying). The most striking example is in the faith, shared by ail the inhabitants of the village, that the religious year is structured by the successive sojoums of the three great gods Brahmā, Viṣṇu and Śiva, in the nether world as guardians at the door of the king-demon Bali. This is apparently mentioned nowhere and we had, through a kind of criminal investigation, to find here or there some dues confirming this point of view. But there are many other surprising facts, such as the importance on Rakṣā Bandhan, the festival of brothers and sisters (and Brahmins), of the worship offered by the women to Śrāvaṇ Kumār, a young Brahmin who was carrying his two old blind parents as pilgrims to the Ganges, seated in baskets, and was inadvertently killed by the king Daśrath, the father of Rām in the Rāmāyaṇa. As surprising is the going down to the nether world of Lakṣmī, the wife of Viṣṇu, to bind a protection cord on the wrist of Bali, on the same festival, and the coming back to this world, on Divālī, the festival of Lakṣmī, of the king Bali who returns in that way her earlier visit to him.On these points and on others, this oral tradition indicates interesting tracks to explore, and we are led in nearly every case to facts or myths present elsewhere in India, in Kerala or Maharashtra for example, where Bali cornes back on earth once a year. In conclusion, we have to admit that our knowledge of popular Hinduism in Northern India has to be completed, and a way leading to that aim is to take into account, more than we usually do, the local oral traditions.