Les fins du XIXe et du XXe siècles sont deux époques assaillies par des pandémies de maladies transmissibles sexuellement, soit la syphilis au XIXe siècle et le sida au XXe. En plus des ravages sur les corps qu’elles entraînent, ces deux afflictions possèdent une force entropique semant le chaos parmi les discours culturels, sociaux et politiques, stimulant de manière corollaire la résurgence de nombreuses phobies de l’Autre, en l’occurrence la xénophobie, la misogynie et l’homophobie. Au plus fort de ces deux pandémies fin-de-siècle, les savoirs médicaux et leurs pratiques se montrent incapables d’endiguer leur progression, sortant à plus d’un titre des cadres nosographiques, épidémiologiques et thérapeutiques de leurs époques respectives. En littérature, de nombreux auteurs ont écrit des textes de genres très variés sur la syphilis et le sida. Alors qu’à la fin du XIXe siècle, aucun écrivain contaminé n’a publié de texte au « je » racontant son expérience personnelle de la « Grande Vérole », à la fin du XXe siècle, la donne change. Le sida devient un moteur d’écriture de soi, de témoignage de l’expérience vécue de la maladie, ainsi qu’un véhicule de revendication publique et culturelle. Les années 1884 et 1990 marquent des points tournants littéraires dans les « représentations » de la syphilis et du sida, avec la publication d’À Rebours (1884), roman symboliste de Joris-Karl Huysmans mettant en scène le confinement excentrique du duc Jean Floressas des Esseintes, esthète névrosé à la syphilis insinuante mais jamais diagnostiquée, dans un château à Fontenay-aux-Roses, ainsi que la publication d’À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), le premier « roman du sida » écrit par Hervé Guibert, écrivain, photographe, journaliste et vidéaste, décédé sidéen en 1991, des suites d’une tentative de suicide à la digitaline. Ces deux textes phares des fins du XIXe et du XXe siècles représenteraient des points tournants littéraires, puisqu’ils ne se seraient pas contentés de représenter objectivement la syphilis et le sida, mais les auraient aussi déformés esthétiquement aux prismes des expériences sensorielles détraquées du personnage de Des Esseintes et du narrateur Guibert, tous deux esthètes en ce que leurs rapports à leur corps, aux autres, aux décors et à l’espace-temps sont inéluctablement médiés par leurs sensations. Au fil des expériences maladives, plutôt que « sur » la maladie, qu’À Rebours et À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie mettent en scène, de nombreuses et différentes survivances esthétiques émergent à la surface sensible des corps et des décors. Ces survivances esthétiques sont entendues, de manière générale, comme des symptômes perceptibles d’un passé – récent, archaïque, mythique ou fantasmatique – qui émergent de nouveau dans le présent, et que Des Esseintes et Guibert expérimentent à travers leurs sens. À plus d’un titre, ces survivances esthétiques semblent agir sur les protagonistes à travers une performativité queer, soit une puissance de déformation, de déviance et de différenciation des corps et des décors, entraînant les esthètes dans des expériences de désorientation sensorielle et spatiotemporelle, où s’entrechoquent différents anachronismes remettant en question le Progrès érigé en valeur culte au XIXe « Siècle de la Science », et l’avancée linéaire du temps. Cette thèse doctorale, la première à comparer les œuvres de Joris-Karl Huysmans et d’Hervé Guibert, vise une exploration des expériences maladives qui ne cherche pas à fixer des « vérités » sur les pandémies fin-de-siècle de syphilis et de sida, mais de montrer comment leur force entropique a concouru, de nombreuses façons, à l’émergence de survivances à la fois esthétiques et queer dans le présent de leurs expériences. La thèse souhaite réintroduire avec force, rigueur et originalité les dimensions esthétiques déroutantes des expériences de la différence, de la maladie et du mourir, en ne les cristallisant pas dans leur seul contexte historique, mais en déployant la puissance anachronique, voire intemporelle, qui les fait survivre d’une fin de siècle pandémique à l’autre., The ends of the 19th and 20th centuries were assailed with sexually transmitted disease pandemics, namely syphilis in the 19th century and AIDS in the 20th. In addition to the ravages they had on bodies, those two afflictions possess an entropic force sowing chaos amidst cultural, social and political discourses, and in doing so also stimulating the resurgence of multiple fears of the Other, including xenophobia, misogyny and homophobia. At the height of those two fin-de-siècle pandemics, medical knowledges and their practices appeared unable to contain the progression of the illnesses, which in many respects overflowed the nosographic, epidemiological and therapeutic frameworks of their respective eras. In literature, several authors wrote texts of varied genres on syphilis and AIDS. While at the end of the 19th century, no contaminated author wrote in the first-person “I” to tell their personal experience of the “Great Pox,” at the end of the 20th century, the situation changes. AIDS becomes an engine of self-writing, of testimonies telling the lived experience of illness, as well as a driver for public and cultural advocacy. The years 1884 and 1990 mark literary turning points in the “representations” of syphilis and AIDS, with the publication of À Rebours (1884), Joris-Karl Huysmans’ symbolist novel presenting the eccentric confinement of duke Jean Floressas des Esseintes, a neurotic aesthete whose syphilis is insinuated but never diagnosed, in a castle in Fontenay-aux-Roses, as well as the publication of À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), the first “AIDS novel” written by Hervé Guibert, a writer, photographer, journalist and videographer, who died of AIDS in 1991, following an attempted suicide with digitalin. Those two key texts of the ends of the 19th and 20th centuries might represent literary turning points, as they did not only represent syphilis and AIDS objectively, but distorted them aesthetically in light of the deranged sensory experiences of the des Esseintes character and of narrator Guibert, both aesthetes to the extent that their relationship to their body, to others, to their décor and to space-time are inevitably mediated by their sensations. Throughout the sickly experiences, rather than experiences “about” sickness that À Rebours and À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie put on stage, several aesthetic survivances emerge at the sensory surface of bodies and décors. Those aesthetic survivances are understood, generally, as the perceptible symptoms of a past – recent, archaic, mythical or phantasmatic – that emerges again in the present, and that des Esseintes and Guibert experiment through their senses. In several ways, those aesthetic survivances seem to act on the protagonists through a queer performativity, that is to say a deforming, deviating and differencing power of bodies and décors, which leads the aesthetes towards experiences of sensory and space-time disorientation, where anachronisms clash, questioning the Progress that was erected as cult in the 19th “Century of Science”, as well as the linear movement of time. This doctoral dissertation, the first to compare the works of Joris-Karl Huysmans and Hervé Guibert, aims at exploring sickly experiences, without ever stabilizing “truths” regarding the fin-de-siècle pandemics of syphilis and AIDS, but rather showing how their entropic power has, in many ways, contributed to the emergence of survivances both aesthetic and queer in the present of their experiences. The dissertation seeks to reintroduce, in a strong, rigorous and original manner, the confusing aesthetic dimensions of the experiences of difference, illness and death, without crystalizing them in a single historical context, but deploying the anachronic, or even intemporal, power that allows them to survive from one pandemic fin-de-siècle to the other., Doctorat mené en cotutelle entre l'Université de Montréal et la Nottingham Trent University, Royaume-Uni.