Résumé des chapitres Dans le premier chapitre, j’ai traité les mouvements altermondialistes émergés à Seattle en 1999. J’en ai décrit le parcours historique, international et italien, en situant les cultures « antagonistes » italiennes dans le contexte plus large des mobilisations mondiales critiques envers la mondialisation. Je les ai mises en relief en les confrontant avec les antécédents italiens des années soixante-dix. Les principaux aspects sociologiques qui caractérisent ces mobilisations sont la structure de socialisation et la mobilisation par le biais des réseaux, basée sur des interrelations faibles mais élastiques, les modalités d’autogestion mêlées aux instances anti-hiérarchiques du mouvement féministe historique, et les affiliations locales comme base des luttes, avec le dépassement des affiliations par classe. J’ai décrit les modalités de gestion de la conflictualité sociale, pratiquée et symbolique, qui caractérise ces mouvements, en analysant surtout le cas italien des manifestations de rue, qui ont eu lieux à Gênes en 2001. La notion de démocratie par le bas, développée au sein du Forum Social, structure une nouvelle idée de citoyenneté et de participation sociale sur la base des autonomies locales que les activistes revendiquent de manière stratégique comme leur horizon principal. Dans l’articulation entre local et global, toujours présente dans le discours des activistes, j’ai montré comment le « global » constituait une dimension surtout narrative, émergente par rapport au tissu des interconnexions hétérogènes entre les différentes dimensions locales. Cette dimension narrative se concrétise surtout dans un complexe de productions éditoriales qui véhiculent des imaginaires cosmopolites. A l’intérieur de ces imaginaires partagés, les autochtonies sont un élément discursif de résistance aux logiques impersonnelles et immatérielles tels que « la globalisation », le « néolibéralisme » ou « l’Empire ». Dans le second chapitre, j’ai exploré le monde proprement « antagoniste » des Centre Sociaux Occupés, les fameux CSO italiens, en décrivant l’histoire des occupations et de l’antagonisme du conflit ouvert contre l’Etat et les partis politiques historiques (en particulier le Parti Communiste Italien), pour se différencier de ces mouvements des années soixante-dix qui s’étaient alors définis comme « marxistes hérétiques ». La généalogie des idéologies des occupants des CSO trouve ses racines dans le mouvement ouvrier et étudiant des années soixante-dix, dans les autogestions et dans les pratiques d’autonomie de classe. J’ai montré comment cette période historique, sur laquelle les interprétations de la société italienne connaissent, aujourd’hui encore, de profondes divisions, a généré des fractures sociales et émotives à l’intérieur des mouvements de cette époque, qu’une partie des gauches radicales ont recousues uniquement dans les années quatre-vingt-dix, lorsque de nombreux anciens militants se sont rencontrés sur la route du Chiapas insurgé. J’ai décrit, en particulier, le cas de l’association Ya Basta, formée au sein des CSO au milieu des années quatre-vingt-dix pour soutenir les Zapatistes. Je me suis surtout arrêtée sur la composante vénitienne des CSO et de Ya Basta, liée de manière particulière aux expressions plus théoriques du mouvement ouvrier des années soixante-dix. Ceci m’a permis de confronter, à travers une ethnographie rapproché de pratiques et de discours, la figure du militant organique de cette époque avec l’activiste d’aujourd’hui, dont la socialisation personnelle est moins totalisée dans la sphère de la participation politique et qui, à la différence du « vieux » militant, se mobilise en faveur de causes plus circonscrites et est doté d’une perspective historique plus faible et plus malléable pour situer le sens de ses actions. Dans le troisième chapitre, j’ai examiné la question de l’insurrection du mouvement zapatiste mexicain. J’ai montré comment la construction intellectuelle internationale du zapatisme constituait un cas d’« orientalisme ». J’ai décrit les secteurs de la société chiapanèque que le zapatisme a mobilisés, en montrant qu’il ne s’agissait pas de la partie la plus traditionaliste de cette société, mais plutôt de couches de la population détachées des communautés traditionnelles afin de rechercher des nouvelles voies d’accès aux ressources. Elles ont sélectionné, dans le rapport dialogique qu’elles entretiennent avec les activistes internationaux solidaires, certains aspects « ethniques » de leur culture, en renforçant d’un côté les projections essentialisantes des européens solidaires, mais en activant en même temps une stratégie efficace de résistance culturelle dans laquelle l’essentialisme a un statut pleinement stratégique. J’ai montré, donc, la manière dont se démêlent les politiques culturelles des Zapatistes qui, en essayant de parler au nom de toute la population paysanne et subalterne chiapanèque, ont développé des discours et des pratiques où les catégories de la marginalisation de l’« indigène » aspirent à devenir les catégories d’un rachat. La construction de l’« indigène », au Mexique, est un fondement politique du colonialisme interne propre au nationalisme mexicain, profondément raciste, qui fonde son statut de « culture » sur l’opposition narrative avec un état de « nature » ou la population autochtone est, de fait, reléguée, bien qu’elle soit encensée, dans les structures du discours muséologique d’Etat comme le fondement mythologique de la nation. La question du nationalisme mexicain touche de près les chiapanèques eux-mêmes, qui adhèrent au mouvement zapatiste. Ceux-ci, quoique pratiquant l’autonomie administrative vis-à-vis de l’Etat, se réapproprient cependant une partie de son apparat symbolique, en commençant par les drapeaux, en utilisant leurs revendications indigénistes comme moyen de revendiquer la citoyenneté mexicaine. Dans ce contexte de conflit latent se délient les profondes transformations du territoire et de la société chiapanèque dans sa complexité, impliquée dans un champ de forces qui génèrent des effets paradoxaux, portés par le tourisme et par le modèle de développement qu’il véhicule d’un côté, et par la guérilla et la solidarité politique internationale de l’autre. Dans le quatrième chapitre, j’ai suivi le zapatisme comme une trame, afin de mener mon ethnographie sur le terrain des CSO de Rome. A travers le récit de leur rapport avec le zapatisme, et de leurs différentes expériences, individuelles, et collectives, vécues en relation avec lui, les personnes qui peuplent le monde « antagoniste » de la ville ont montré les profondes transformations qu’ont subi les modes d’engagement politique au fil des années. Il en est ressorti une approche essentiellement réformiste, dans laquelle les antagonistes se mesurent au contexte local en collaborant activement avec les institutions municipales et en suivant parfois un parcours d’entrée en leur sein. Les antagonistes dialoguent, donc, avec l’Etat, à travers ses ramifications territoriales, avec lesquelles ils collaborent. Ils reconnaissent le potentiel démocratique des communautés de quartiers et, au maximum, citadines, en tant qu’institutions légitimes et utiles dans lesquelles il est possible « se constituer en société ». Parallèlement à ces pratiques, les antagonistes ont mûri, au cours des années, une idéologie dont le rapport avec l’Etat n’est plus révolutionnaire et subversif, mais est plutôt inséré dans un parcours progressif et ouvert de changement de regard sur la sphère politique dans son ensemble. Cette maturation est exprimée, par les activistes romains, avec un langage emprunté aux Zapatistes, auxquels ils attribuent également des changements dans les pratiques internes au CSO de gestion du pouvoir et du leadership. Ces mutations ont commencé avec la crise des mouvements italiens à la fin des années soixante-dix et avec son hybridation avec le mouvement féministe. La donnée essentielle qui émerge est le détachement des activistes par rapport à des idéologies structurées et à des formes organiques et classifiables d’appartenance politique. Les continuelles revendications d’indéfinition interrogent quant à la capacité de conceptualisation des instruments de l’anthropologie, me conduisant à envisager que l’apparat théorique le plus adapté pour comprendre les sujets émergents de la crise de la représentation des narrations politiques traditionnelles est celui proposé par la queer theory, qui fait de la résistance aux définitions organiques un rempart pour la déconstruction des systèmes de pouvoir et de vérité hégémoniques. Dans le cinquième chapitre, j’ai émis l’hypothèse de l’utilité d’une perspective mettant en relation non seulement les mondes « antagonistes » italiens entre eux, mais pouvant aussi mettre en évidence les contacts de ceux-ci avec la réalité d’un autre pays. J’ai donc présenté une ethnographie des processus mimétiques du zapatisme à Barcelone, en me concentrant sur un groupe, le plus important, qui coordonne la solidarité catalane avec le Chiapas. Des différences avec le contexte « antagoniste » italien sont apparues, dues surtout à la différente base historique des deux pays. Le mouvement « antagoniste » catalan se présente comme davantage inclusif et avec une base théorico-réflexive plus faible par rapport à son homologue italien, qui est au contraire plus différencié et au sein duquel coexistent des groupes qui présentent des éléments de compétitivité entre eux. Deux notables homologies entre les deux contextes ont aussi fait surface. La principale est la propension des activistes à choisir une perspective communautaires, qui est incarnée pour tous de manière exemplaire par les communautés zapatistes chiapanèques. Comme il était déjà apparu au cours de la recherche parmi les mouvements italiens, les Catalans aussi expriment une idée de citoyenneté qu’ils entendent comme pleinement démocratique, à la différence de celle proposée par les modèles politiques hégémoniques de participation aux institutions de l’Etat. Les « antagonistes » italiens et catalans ont en commun l’idée d’appartenir à une société civile qui est supérieure à la société politique, dont elle serait structurellement séparée. Cette société civile, pour eux, est une entité idéalement parallèle à l’Etat, opposée à celui-ci sur le plan rhétorique, mais non basée sur des pratiques d’affrontement ouvert, mis à part les éléments de « sortie » des lois, comme les occupations de maisons, en Italie comme à Barcelone. D’autre part, une des idées zapatistes qui connaît le plus de succès parmi la communauté solidaire internationale est celle de s’autogérer en se séparant de l’Etat central, sans néanmoins vouloir le combattre ouvertement. L’aspiration qui rassemble les Zapatistes et les philo-zapatistes des mouvements européens est donc celle de fonder une société civile parallèle à l’Etat. Les activistes barcelonais et italiens ont en commun la volonté de donner vie à des communautés, volonté qui consiste surtout en une tentative constante d’identifier des éléments, des thématiques, des intérêts, des dangers et des ennemis en mesure de fusionner ceux qu’ils perçoivent comme des individus faiblement interconnectés, des monades qui, à leurs yeux, sont aliénés par la société de consommation et, en dernière analyse, par les conséquences de l’ordre capitaliste. En harmonie avec l’ensemble des discours transversaux que l’on peut globalement indiquer comme constituant la pensée critique exprimée par les mouvements altermondialistes, les activistes retiennent que c’est la « société civile » qui se trouve être le « nouveau sujet politique », apparu avec les mouvements qui ont vu le jour à partir de Seattle. Dans le sixième chapitre, j’ai suivi les activistes italiens qui se rendent au Chiapas, de différentes façons, et avec différentes aspirations. J’ai montré comment ces voyages, individuels ou collectifs, constituaient une initiation politique et étaient en mesure de marquer profondément le parcours existentiel des personnes qui y participent. Suivre les activistes au Chiapas a permis de comprendre les différentes modalités de se rapporter à l’« autre » et à l’« ailleurs » chiapanèque. Il s’agit d’un ailleurs souvent idéalisé et objet d’exotisme de la part des activistes. Les différentes procédures de solidarité et d’apprentissage de styles de vie « communautaires, écologiques et démocratiques » auprès des Zapatistes présentent des traits d’ethnocentrisme inconscient de la part des activistes. Dans certains cas, est apparue la manière dont l’ordre « universaliste » du système de valeur européen se révèle, quoi qu’il en soit, être dominant par rapport à celui, local, des communautés zapatistes, et cela même dans des rapports qui se voudraient être de coopération paritaire. J’ai examiné les idéologies sous-tendues aux rhétoriques de coopération, et comment l’emploi de ces rhétoriques s’avère fondamental, en Italie, pour enraciner, sur son territoire spécifique, le discours politique « antagoniste », qui tend à construire des communautés locales à partir de narrations universalistes qui se réfèrent à un zapatisme idéal. Dans le rapport dialogique entre activistes italiens et chiapanèque, la manière dont les Zapatistes « mettent en scène » le zapatisme a émergé, ainsi que la manière dont cette image est, par la suite, véhiculée par les activistes une fois rentrés en Italie, selon des schémas qui construisent, entres autres choses, une différence impossible à combler entre « nous » et les « autres », même dans un partage idéal de la perspective politique et éthique de l’action des mouvements. Cette supposée distance ontologique est aussi fixée par un texte d’une certaine manière officiel, qui « explique » le Chiapas aux activistes. Les constructions opérées dans ce texte par les deux auteurs ont été examinées, tout comme les modalités de gestion du texte lui-même. Dans le septième chapitre, j’ai montré comment le zapatisme, au moins dans son utilisation internationale, était un discours unificateur et souple, qui permet aux activistes d’exprimer une mutation, existentielle et politique. Face à la perte de puissance des grandes narrations politiques, incarnées par les partis et les syndicats, ceux qui, aujourd’hui, se sentent impliqués en première ligne dans la promotion d’un changement social en direction d’un éco-socialisme ont recours au zapatisme pour affirmer la légitimité d’un expérimentalisme idéologique qui cherche des solutions et des adaptations progressives en réponses aux évolutions permanentes du monde contemporain. A Rome, au sein du « mouvement pour le droit au logement » (« movimento per il diritto alla casa »), qui dialogue avec les institutions municipales, comme à Bologne, où des écrivains militants tentent de véhiculer, à travers le monde de l’édition, l’idée d’un mouvement altermondialiste hétéroclite, les personnes utilisent un discours zapatiste pour évoquer des valeurs liées à la justice sociale comme un bien propre des communautés citoyennes, sujet principale du discours du mouvement. Il apparaît ainsi que le pouvoir évocateur du zapatisme, avec différentes déclinaisons, donne vie au discours « antagoniste » italien, de manière différente selon les lieux où il est produit. La modalité de construction de l’objet ethnographique a donc été celle « de suivre l’histoire » (Marcus, 2009). J’ai donc considéré le zapatisme comme une trame structurée et diffuse sur la résistance mondiale des indigènes du monde contre l’ordre néo-libéral, au nom de la défense de la Terre et de la justice sociale, confrontant cette trame à la réalité de l’analyse ethnographique de différents sites de construction et de diffusion de la narration elle-même. De cette manière, il est apparu que le zapatisme constituait un registre discursif qui permet à différents contextes locaux d’imaginer un « global » et de se mettre en relation avec lui, en fournissant un support narratif à la construction d’un écoumène global altermondialiste.