LICARI-GUILLAUME, Isabelle, STAR, ABES, Gabilliet, Jean-Paul, Labarre, Nicolas, Grove, Laurence, Guignery, Vanessa, Besson, Françoise, Cultures et Littératures des Mondes Anglophones (CLIMAS), Université Bordeaux Montaigne, Jean-Paul Gabilliet, Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, Licari-Guillaume, Isabelle, Françoise Besson [Président], Nicolas Labarre, Laurence Grove, and Vanessa Guignery
This thesis deals with the editorial and aesthetic history of the Vertigo imprint, which was created in 1993 by DC Comics, a US-American comics publisher. Specifically, the author considers the contribution of British scriptwriters employed by DC and then by Vertigo from the 1980s onwards. These creators played a tremendous role, both at the time of Vertigo's founding by editor Karen Berger and at a later date, as the imprint gathered widespread recognition. The genesis of the Vertigo imprint sheds light on the so-called “British Invasion”, that is to say the appearance within the American industry of several UK-based creator working for DC Comics. Spearheaded by Alan Moore, the “invasion” brought to the fore many of the most important scriptwriters of years to come, such as Grant Morrison and Neil Gaiman, whose Sandman series has been described as a major landmark in the recognition of the medium. In this context, the author writes a history of the label as the producer of a specific media culture that belongs to a given socio-historical context and is grounded in the practices and representations of the field's actors (producers and consumers in a broadsense). On the other hand, the awareness of the context in which the books are produced allows the author to examine the imprint's poetics, thus identifying the specificity of a “British school of writing” within the mainstream comics industry., Thèse de doctorat en Études Anglophones présentée et soutenue publiquement le 8 décembre 2017 par Isabelle Licari-Guillaume.Dans cette thèse, l’auteure analyse le phénomène de l’ « Invasion britannique ». Ce terme désigne l’arrivée, au sein de l’industrie du comics américain, de nombreux créateurs britanniques de renom (tels Alan Moore, Grant Morrison ou Neil Gaiman) qui participèrent à revitaliser ce secteur de la production culturelle. L’auteure propose d’interroger la pertinence d’un modèle théorique spécifique, celui de l’« école » ou du « mouvement », appliqué au phénomène de l’ « Invasion britannique », particulièrement au sein du label éditorial Vertigo de DC Comics. L’enjeu est de déterminer dans quelle mesure le fait de considérer les différentes séries britanniques de Vertigo comme une unité permet de rendre compte des spécificités du corpus. L’étude interroge la notion de « britannicité », constamment mise en avant dans les discours des scénaristes, des instances éditoriales, des communautés de fans. Pour les acteurs du milieu, la britannicité englobe, de façon métonymique, un ensemble de caractéristiques implicites mais néanmoins perçues comme déterminantes. Cependant, la présence de ces Britanniques au sein d’un système états-unien n’est pas seulement la cause de l’originalité de leur travail ; elle est aussi la conséquence d’une volonté spécifique de la part de DC, qui cherche à reproduire le succès initialement reçu par Moore en 1983. Cette mise en perspective du point de vue de l’histoire culturelle montre que l’« invasion » est plus imputable à la structure éditoriale de DC qu’à une quelconque volonté d’invasion de la part des britanniques. L’Invasion est présentée comme une enclave britannique au sein d’une industrie américaine qui la construit (ou l’incite à se construire) comme autre, tout en étant en même temps suffisamment semblable pour être comprise et appréciée du lectorat. Par ailleurs, la question de la nationalité est emblématique d’autres formes de tensions identitaires : la notion d’identité constitue en effet un prisme analytique qui éclaire la façon dont le corpus problématise sa propre inscription au sein de l’industrie culturelle états-unienne. Le comics est en soi un objet dont la délimitation en termes de méthodologie reste inachevée dans le champ universitaire : il est souvent considéré comme hybride, tant sur le plan de son dispositif médiatique (texte et en même temps image ; case et en même temps séquence) que sur celui de sa légitimité culturelle (graphic novel élitaire et en même temps objet de consommation populaire). Quant au label Vertigo, il se définit autant par son inscription dans un processus légitimant que par la revendication de son héritage populaire. Les Britanniques de Vertigo écrivent des bandes dessinées érudites, lues majoritairement par des personnes ayant fréquenté l’enseignement supérieur – et pourtant, la fiction reste pour eux une activité profondément ludique, dont la légèreté vient subvertir la légitimité du système culture dominant. C’est ce nœud de tensions contradictoires qui fonde l’originalité de Vertigo dans le secteur de la bande dessinée états-unienne. L’analyse du corpus montre également que les textes les plus emblématiques de l’Invasion se distinguent par la déstabilisation des conventions associées au comics et particulièrement au genre super-héroïque. L’innovation formelle, fondée sur des emprunts transmédiatiques et sur l’omniprésence de stratégies métafictionnelles, est au service de récits qui mettent en avant des personnages à l’identité minoritaire ou, pour reprendre le mot de la critique Linda Hutcheon, « ex-centriques ». Ces considérations sont été développées dans les deux dernières parties de l’analyse qui sont à saisir ensemble : un discours portant sur les rapports de domination dans le champ socio-politique est étayé par des stratégies textuelles qui visent à interroger la légitimité de la notion d’Auteur ou de Créateur, c’est-à-dire qui mettent en cause les hiérarchies textuelles.Dans le corpus Vertigo, les démuni‧e‧s, le monstres, les étrangers‧ères, les homo- et transsexuel‧le‧s, les malades et les handicapé‧e‧s sont autant de figures qui déstabilisent l’hégémonie du personnage masculin, blanc, hétérosexuel, cisgenre, valide et issu de classes moyennes ou aisées, pourtant majoritaire dans l’imaginaire de la bande dessinée américaine. L’identité minoritaire ou marginale des personnages mis en scène invite à prendre conscience du lien intime qui se joue entre la question de l’identité et celle du pouvoir. Cette représentation de personnages traditionnellement peu visibles dans le cadre de la bande dessinée de super-héros tend à contester à la fois les poncifs d’un genre narratif et l’hégémonie d’un modèle culturel dominant qui influence la façon dont se négocient les rapports de pouvoir social et politique. Cette préoccupation constante pour la régulation des rapports de domination est adossée à une interrogation du pouvoir et de ses effets. En particulier, Vertigo s’attache à rendre sensible le pouvoir du discours (qu’il soit verbal ou iconique). Les actes discursifs, en particulier ceux qui relèvent de la narration ou de la fiction, sont investis d’une force particulière qui reflète une vision constructiviste du monde dans laquelle la puissance des grands discours (ceux de la religion, de la politique, etc.) découle non pas d’une hiérarchie naturelle mais du langage employé pour en réguler l’expression dans le champ social. Les auteurs de l’Invasion britannique, en d’autres termes, élaborent un discours métatextuel qui met en avant la centralité de l’esprit humain et sa capacité à agir, via la représentation, sur le monde qui l’entoure. La question du pouvoir et de son influence est au cœur du travail des auteurs de l’Invasion, qui s’efforcent d’en interroger la légitimité ; pour autant, affirmer que Vertigo est un label fondamentalement subversif reviendrait à faire écho au seul discours promotionnel qui entoure et détermine les textes, rendant invisibles les aménagements imposés par des impératifs de rentabilité et de respectabilité. Un exemple particulièrement clair de cette dynamique contradictoire est celui de la figure de l’auteur dans Vertigo, qui est à la fois affirmée (à des fins de légitimation et donc de viabilité commerciale) et subvertie (pour tourner en dérision l’autorité de l’auteur). De même, la plupart des textes lisibles à l’aune d’une idéologie radicale le sont aussi, paradoxalement et simultanément, d’un point de vue conservateur. S’il y a hybridité, c’est pour mieux réaffirmer la présence de cadres – chose qui est d’ailleurs vérifiable également sur le plan de l’appartenance générique des différents récits. Sur ce point, encore, Vertigo occupe donc un espace interstitiel. Sa transgression reste partielle, précisément parce que le label ne peut ou ne veut pas poursuivre sa démarche jusqu’à l’effacement pur et simple des frontières et des catégories. Précisément, les auteurs de l’Invasion ne sont pas, vis-à-vis de l’industrie qui les accueille, dans une position de totale altérité ; la place qu’ils y tiennent est géographiquement et symboliquement périphérique, excentrée et excentrique, mais non totalement irréconciliable avec ce centre qu’incarne la tradition de la bande dessinée américaine. Ainsi, la question de la nationalité devient métonymique des relations entre centre et périphérie au sein du corpus : le modèle qu’incarne le centre est à la fois affirmé et contesté. Dans la mesure où ils écrivent en priorité pour un lectorat états-unien, les scénaristes britanniques de Vertigo s’insèrent volontairement dans une tradition (par exemple en reprenant des personnages emblématiques de la continuité DC ou des notions typiquement américaines comme le mythe du Rêve américain et ses déconvenues). Dans le même temps, ils contestent cette tradition en introduisant des préoccupations spécifiques à la culture britannique (par exemple l’importance du système de classes ou l’avènement de Margaret Thatcher), tout en ayant soin de rendre ces disparités intelligibles pour un public américain, lequel reconnaîtra dans ces thématiques des problèmes également présents aux États-Unis. Ce travail montre que les publications britanniques de Vertigo peuvent être lues comme un corpus cohérent sur les plans thématique et stylistique, que l’on pourrait résumer à grands traits sous les trois rubriques suivantes :-Représentation de personnages marginaux et problématisation explicite de cette marginalité au sein de l’œuvre. On appelle marginaux les individus qui, par leur genre, leur sexualité, leur nationalité, leur classe sociale ou autre sont écartés du pouvoir et relégués à un statut subalterne.-Interrogation de la tradition culturelle dans lequel le récit s’inscrit. Cette interrogation peut porter sur les genres narratifs et leurs conventions, sur le rapport entre formes d’expression légitimes et illégitimes, ou encore sur l’histoire du média BD.-Réflexion sur la nature du langage et/ou de la fiction et sur son rôle dans une époque qui remet en question les discours d’autorité traditionnels (religion, politique, etc.) ; réflexion sur la nature de l’image et sur sa puissance. La cohérence du corpus repose sur un questionnement commun qui met en jeu les rapports de domination structurels inhérents au monde contemporain. Ce questionnement fait écho à trois déterminants communs à tous les auteurs : 1) ils opèrent dans le champ de la bande dessinée, média dont l’histoire est marquée par son illégitimité par rapport à d’autres formes d’expression considérées comme plus respectables ; 2) leur origine sociale, souvent modeste, les place en marge des classes dominantes de leur propre pays, en particulier pour ceux qui ont grandi durant les grandes heures du thatchérisme ; 3) de par leur culture nationale, ils se trouvent dans une position marginale vis-à-vis des États-Unis pour lesquels (et sur lesquels) ils écrivent. Pour autant, ce questionnement des rapports de pouvoir ne se pense pas sur le mode de la rupture ou du rejet radical. Au contraire, les auteurs britanniques adoptent une posture ludique et réflexive, qui affirme de façon paradoxale la centralité des normes qu’elle déstabilise. Peut-être cette posture est-elle la seule qui soit audible dans le champ de la bande dessinée mainstream (par opposition aux comics indépendants qui depuis les années soixante procèdent à une transgression bien plus vive des conventions sociales et politiques). Si Moore, Gaiman et les autres doivent leur succès à une position intermédiaire entre critique et validation d’un modèle, c’est peut-être la raison pour laquelle les scénaristes de l’Invasion britannique (et c’est vrai également pour les dessinateurs) sont tous des hommes blancs, hétérosexuels pour autant qu’on puisse en juger. Leurs origines sociales et nationales les éloignent du centre du pouvoir, mais pas suffisamment pour que leur voix n’en devienne inaudible.