Cet essai discute du rôle de l’hypothétique (ce qui ne peut être proposé que comme une hypothèse) dans les huit derniers romans de Charles Dickens et de la variété des moyens littéraires utilisés pour l’invoquer. Dans toute communication fondée sur le langage, les mots sont énoncés (et entendus) ou écrits (et lus), l’un après l’autre, dans l’ordre qu’exige la grammaire. La linéarité et l’ordre de telles séquences semblent refléter naturellement une temporalité et une causalité régissant les évènements représentés. En fait, ceci ne peut rendre compte que de leur nécessité et de leur chronologie. Je soutiens que les romans considérés recourent à des actions, des idées, des évènements, des perspectives, des voix, etc. hypothétiques, pour dépasser les limites imposées par le déterminisme apparemment inhérent aux structures narratives. Dans les mondes fictionnels de Dickens, le présent n’est pas la simple conséquence du passé et ce qui arrive n’est pas seulement la conséquence nécessaire d’une cause suffisante. Ce qui se produit est souvent sans nécessité et aurait aussi bien pu ne pas se produire. Un tel évènement, quand il n’était encore qu’une possibilité, a été en concurrence avec d’autres possibilités jusqu’à ce que la chance décide de l’actualiser. Cette réalité contingente -- avec sa « charge » éthique, épistémologique et ontologique -- ne peut être représentée par le discours linéaire et chronologique de la téléologie. La représentation de la contingence exige l’insertion du réel et du spéculatif dans un tissu narratif composé de développements et d’évènements actuels et virtuels. C’est pourquoi, dans les romans de Dickens, l’invisible peut être montré, le silence peut être éloquent et ce qui est en pleine vue peut demeurer secret. D’autres histoires possibles contribuent toujours à l’intrigue. À diverses jonctions du récit, les chemins non empruntés ii pourraient avoir mené ailleurs. Des directions hypothétiques et des mises en intrigues imprécises définissent l’histoire aussi puissamment que les développements poursuivis. Pour produire un monde de possibilités aussi complexe, Dickens, non seulement ne s’en remet pas à une supposée qualité mimétique du langage, mais il envisage aussi la réalité qu’il représente comme un fait naturellement littéraire. Il ne cache pas son art ; bien au contraire, avec une créativité et une fertilité étonnante, il déploie avec flamboyance son habileté à jouer avec le langage, avec une rhétorique luxuriante et avec une profusion d’intrigues potentielles. Tout ce qui constitue l’extravagante économie narrative de Dickens est exposé en permanence et est partie inhérente du plaisir procuré à ses lecteurs. En introduction, je discute du recours de Dickens à l’hypothétique dans son interaction avec un important conflit idéologique de son époque, la confrontation de la téléologie créationniste avec l’indéterminisme existentiel de la théorie de l’évolution de Darwin. Dans les trois chapitres suivants, j’adresse la fonction de l’hypothétique dans les incipit de David Copperfied, A Tale of Two Cities et The Mystery of Edwin Drood. J’examine ensuite comment, maintenant l’angoisse épistémique sur la réalité engendrée dans l’incipit, l’hypothétique se propage au travers du roman, soulevant les questions sans souvent y répondre. Je conclus que dans les huit derniers romans de Dickens -- et je suggère que cela est sans doute le cas pour le roman moderne en général -- le recours à l’hypothétique participe à l’acquisition d’une vérité littéraire, parce que, après tout, la littérature -- comme la science et la philosophie -- est une forme d’expérimentation avec la réalité., This essay discusses the role of the hypothetical – that which can be proposed only as a hypothesis -- in Charles Dickens’s last eight novels and the variety of literary means used to invoke it. In any language-based communication, words are uttered (and heard) or written (and read), one after the other, in the order that grammar demands. The linearity and order of such sequences seem to reflect naturally a temporality and a causality governing the represented events. In fact, this can only account for their necessity and their chronology. I argue that the novels under consideration make use of hypothetical and counterfactual actions, thoughts, events, perspectives, voices, etc., in order to overcome the limits imposed by the determinism apparently inherent to narrative structures. In Dickens’s fictional worlds, the present is not the simple consequence of the past and what happens is not only the necessary consequence of a sufficient cause. What happens is often without necessity and could as well not have happened. Such an event, when it was still only a possibility, competed with other unnecessary possibilities until chance decided its actualization. This contingent reality -- with its ethical, epistemological and ontological “payload” -- cannot be represented by the linear discourse of teleology. The representation of contingency demands the insertion of the real and the speculative in a narrative fabric woven out of virtual and actual developments and events. That is why, in Dickens’s novels, the unseen can be shown, silence can be eloquent, and what is in plain view can remain secret. Other possible stories always contribute to the plot. At various forks in the narrative, paths not taken could have led elsewhere. Hypothetical directions and indistinct emplotments define the narrative as powerfully as the developments that are pursued. iv To produce such a complex world of possibilities, Dickens not only refuses to rely upon a supposed mimetic quality of language, but he also contemplates the reality that he represents as a natural literary fact. He does not conceal his art. On the contrary, with an amazing fertility and inventiveness, he makes a lavish display of his capacity to play with language, with rhetorical flourish and with potential lines of emplotment. Everything that constitutes Dickens’s wild narrative economy is always on permanent display and is an inherent part of the pleasure procured for his readership. In the introduction, I discuss Dickens’s recourse to the hypothetical in its interaction with an important ideological conflict of his time -- the confrontation of the creationist teleology with the existential indeterminism of broadly Darwinian evolution theory. In the next three chapters, I address the function of the hypothetical in the incipits of David Copperfield, A Tale of Two Cities and The Mystery of Edwin Drood. I then examine how, by sustaining the epistemic anxiety generated in the incipit, the hypothetical propagates across the novel, raising questions without often answering them. I conclude that in Dickens’s last eight novels -- and, I suggest that this may also be the case in the modern novel in general -- the recourse to the hypothetical participates in the acquisition of a literary truth, because, after all, literature -- like science and philosophy -- is just another way to experiment with reality.