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Dans une lettre d’invectives, Albert Burgh reproche à Spinoza sa certitude orgueilleuse d’avoir trouvé la meilleure philosophie. Son destinataire répond : [J]e ne prétends pas avoir trouvé la meilleure philosophie, je sais seulement qu’est vraie celle que je comprends. Comment le sais-je, demanderas-tu ? De la même manière, te répondrai-je, que tu sais, toi, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Et cela est suffisant, personne ne le niera, à moins d’avoir le cerveau mal...

Sextus Empiricus, l’une des sources les plus importantes du scepticisme antique, ne plaide pas pour le rejet des conventions religieuses, mais seulement pour la suspension du jugement sur leur vérité. En outre les sceptiques pyrrhoniens – qu’il appelle « les sceptiques » – ne suspendent leur jugement que dans le cadre de l’enquête philosophique, laissant intactes les pratiques religieuses ordinaires (PH III 2, M IX 49). Il est d’ailleurs largement admis par les spécialistes que cet avis conce...

Nous, qui sommes si modernes, serons anciens dans quelques siècles. La Bruyère, Discours sur Théophraste Quid est imaginatio ? (Qu’est-ce que l’imagination ?) Quelques années avant les réflexions de Montaigne sur le statut et la fonction de l’imagination, Jean-François Pic de la Mirandole et de Concordia, biographe et neveu de Jean, avait consacré au thème de la phantasia/imaginatio tout un traité, traduit en 1557 en français par Jean‑Antoine de Baïf et publié à Paris, chez l’éditeur André We...

Les différences majeures entre scepticisme antique et scepticisme contemporain L’image que l’on se fait aujourd’hui du scepticisme, du moins dans le monde anglo-saxon, est différente à bien des égards du scepticisme gréco-romain. Tout d’abord, le scepticisme aujourd’hui est considéré en grande partie, si ce n’est entièrement, comme une prise de position épistémologique. Cette dernière consiste à nier que nous puissions avoir une connaissance, ou même une croyance raisonnable, de certaines cho...

Jean Pic de la Mirandole et ses Neuf cents conclusions Afin de présenter le contexte intellectuel et culturel à partir duquel mes remarques sur le début du scepticisme moderne à la Renaissance prendront pleinement leur sens, commençons par quelques considérations sur l’oncle de Jean-François Pic de la Mirandole, Jean Pic de la Mirandole et ses Neuf cents conclusions. Jean Pic de la Mirandole, que ses contemporains célébraient déjà comme un « Phénix des Esprits » et comme un « miracle de la na...

Dans sa préface à la nouvelle édition française (Agone, 2019) de l’Histoire du scepticisme de Richard H. Popkin, Frédéric Brahami fait remarquer que la particularité de l’ouvrage, qui explique le succès de sa première traduction française en 1995, a été de montrer que le scepticisme n’était pas une pensée marginale, mais une onde de choc qui a bouleversé les temps modernes et les a constitués comme modernes, non pas en assurant le triomphe de la rationalité, mais au contraire en mettant en do...

Le scepticisme peut-il intégrer en lui un discours anthropologique ? Selon Hans Blumenberg, il suscite chez Montaigne « la première anthropologie philosophique digne de ce nom » : L’anthropologie, dont j’ai tenté de situer brièvement le refoulement par la métaphysique, est devenue, au sein de la tradition sceptique souterraine qui ne brille que par intermittence, particulièrement indispensable lorsque les vérités éternelles ont été contraintes de redescendre au niveau de critères de fiabilité...

Dans le paragraphe 212 de ses Principes des mathématiques, Russell souligne la « répugnance des philosophes pour les relations » (« the philosophical dislike of relations »). Cette « répugnance » est indexée par lui au « dogme des relations internes », le « plus apprécié et répandu des dogmes philosophiques », propre à la logique classique, qui repose sur une métaphysique substantialiste dans laquelle tout attribut ne saurait constituer qu’une modification interne de la substance : les relati...

Dans tout le chapitre « Des boiteux » (Essais, III, 11), Montaigne examine des exemples de croyances en passant d’une analyse des causes qui est récusée – elle est l’œuvre des « plaisants causeurs » – à une analyse des effets : il s’agit de s’interroger sur ce que produisent les croyances. Montaigne travaille sur la façon dont une croyance se propage et sur les effets de ce que nous croyons : un gentilhomme a cru que le prêtre allait guérir sa goutte et en a ressenti des bienfaits ; Coras a c...

Dans « En relisant Montaigne », Lévi-Strauss estime que la reformulation par l’essayiste de la déclaration de Plutarque « nous n’avons aucune communication à l’être » est « la plus forte qu’on puisse trouver en philosophie », parce qu’elle invalide toute connaissance des choses dans leur essence. Cette déclaration sceptique pourrait bien en effet constituer le point de départ de l’anthropologie des sciences humaines et sociales, selon lesquelles nous n’avons pas accès à une nature primordiale...

Descartes et le scepticisme des Anciens : pyrrhonisme ou néo-académisme ? Les études anglophones sur l’histoire du scepticisme antique, le plus souvent de style analytique, ont eu aussi une retombée importante sur l’histoire du scepticisme moderne, y compris sur la vexata quaestio du rapport de Descartes avec les courants sceptiques antiques. Il faut dire d’emblée que le débat anglophone se ressent de deux limites : d’une part, la plupart des historiens, depuis Myles Burnyeat jusqu’à Michael ...

Le philosophe pyrrhonien est celui qui, face à toute argumentation en faveur d’une thèse dogmatique, cherche à neutraliser cette argumentation afin de produire ou de préserver la suspension du jugement. L’analyse contemporaine des raisonnements non déductifs permet de distinguer deux manières d’attaquer une thèse : soit directement, en montrant qu’elle est fausse ou que la thèse adverse est vraie ; soit indirectement, en établissant que l’un des arguments qui la soutiennent est défaillant. Jo...

Pour réévaluer la pensée de Pierre Bayle, considérée dans bon nombre de travaux de recherche comme sceptique au sens d’antichrétienne, reprenons tout d’abord l’étude classique de Richard Popkin. Ce dernier nous rappelle que le scepticisme, loin d’être une attaque contre la religion au nom de la raison humaine, est une critique du dogmatisme. Selon Popkin, le scepticisme est utilisé comme une position ou comme un ensemble de méthodes, soit pour défendre la foi par l’humiliation de la raison, s...

Une critique très ambiguë du sensualisme lucrétien À la fin de l’« Apologie de Raymond Sebond », Montaigne retourne Lucrèce contre lui-même en extrayant de son contexte logique les nombreux passages qu’il cite du De rerum natura et en les instrumentalisant pour renforcer l’une des thèses centrales de cet essai : l’impossibilité d’une connaissance sûre basée sur la sensation. Le poète-philosophe n’est pas le seul auteur à recevoir un tel traitement dans les Essais, et ce n’est ni la seule fois...

Le scepticisme est un courant philosophique au sein duquel le doute n’est ni un malaise à surmonter, ni un artifice situé au commencement d’une enquête visant son propre dépassement, mais une manière de discourir et de se tenir dans l’existence. Qu’implique une telle position sur le plan anthropologique ? Que contrairement à ceux qui ont pensé le doute comme une préparation à la foi ou encore à la refondation de la science, il serait plus naturel de douter que de croire ? Les chapitres de ce volume examinent en quoi le doute sceptique moderne, né de sa mise en œuvre dans les Essais de Montaigne, loin d’être une disposition d’esprit négative qui conduirait au désespoir, a pu contribuer à revaloriser l’opinion et la croyance en régime d’incertitude, à réhabiliter l’imagination et les sens, tout en promouvant d’autres usages de la raison. L’ouvrage s’adresse à tous les lectrices et lecteurs qui s’intéressent au renouvellement par le doute de la conception de la philosophie, qu’il s’agisse de ses pratiques discursives comme de ses valeurs. Il invite aussi à réfléchir sur le lien entre le discours philosophique sur l’homme et les sciences de l’homme, lien que la substitution sceptique d’une anthropologie de la relation à l’approche métaphysique de l’homme a rendu possible. Scepticism is a philosophical current in which doubt is neither a discomfort to be overcome, nor an artifice located at the beginning of an investigation aiming at its own overcoming, but a way of speaking and of standing in existence. What does such a position imply on the anthropological level? That contrary to those who have thought of doubt as a preparation for faith or for the refoundation of science, it is more natural to doubt than to believe? The chapters in this volume examine how modern sceptical doubt, born of its implementation in Montaigne's Essays, far from being a negative disposition of mind that leads to despair, has contributed to revalorizing opinion and belief in a regime of uncertainty, to rehabilitating the imagination and the senses, while promoting other uses of reason. The book is aimed at all readers who are interested in the renewal of the conception of philosophy through doubt, whether it be its discursive practices or its values. It also invites us to reflect on the link between the philosophical discourse on humanity and the human sciences, a link that the sceptical substitution of an anthropology of the relation to the metaphysical approach to humanity has made possible.

Où en sommes-nous arrivés au terme de ce parcours ? Les différentes approches du scepticisme présentées ici auraient-elles permis de dégager une définition de l’homme propre au scepticisme moderne ? Certainement pas, puisque l’un des points d’aboutissement de ce volume est la reconnaissance de l’incompatibilité entre le scepticisme philosophique moderne, tel qu’il est né dans les Essais de Montaigne, et une logique de l’identité qui conduirait à énoncer une nature humaine déterminant un être ...

Le caractère central de la raison sceptique dans le pyrrhonisme On n’a pas suffisamment pris en compte le fait que la caractérisation générale du scepticisme donnée par Sextus s’élabore autour de cinq notions (PH I 5) : le concept de pyrrhonisme (ennoia, PH I 8-11), ses principes (arkhai, PH I 12-15), ses raisons (logoi, PH I 16-20), son critère (kritêrion, PH I 21-24) et sa fin (telos, PH I 25-30). Si on veut comprendre la perspective adoptée par Sextus sur le pyrrhonisme, il faut analyser c...

La publication en 1980 du célèbre article de Miles Burnyeat, « Can the Sceptic Live his Scepticism? », a permis de réactualiser un débat bimillénaire concernant les implications pratiques du scepticisme philosophique. Ce que l’on a appelé la « réfutation naturaliste » du scepticisme par Hume a pu être considéré comme l’expression d’un « défi » lancé à tout philosophe soucieux de vivre en sceptique, d’agir et de s’insérer dans une société en tant que sceptique. D’Épictète à Apel, en passant pa...

La méditation sur la dimension historique devrait permettre de découvrir ce qui resta jadis insoluble. C’est uniquement dans cette perspective qu’il convient de rattacher le présent au passé. En revanche, la position courante de l’histoire des idées aimerait virtuellement démontrer qu’il n’y a rien de nouveau dans le monde.Theodor W. Adorno À l’issue de ce cycle d’essais, au début duquel il espérait pourtant s’extirper des affres du « moi », Cioran se retrouve dans une position semblable à ce...

« Fin de siècle, » murmured Lord Henry.« Fin du globe, » answered his hostess.« I wish it were fin du globe, » said Dorian with a sigh. « Life is a great disappointment »Oscar Wilde Avec le recueil Histoire et utopie (1960) — ou, plus précisément, le texte Essai sur la pensée réactionnaire (1957) — débute la deuxième grande étape de l’œuvre française de Cioran, une période qui comprend également les livres La chute dans le temps (1964) et Le mauvais démiurge (1969). Ces ouvrages bénéficient d...

Est-ce que c’est ça la liberté ? Il a agi ; à présent, il ne peut plus revenir en arrière : ça doit lui sembler étrange de sentir derrière lui un acte inconnu, qu’il ne comprend déjà presque plus et qui va bouleverser sa vie. Moi, tout ce que je fais, je le fais pour rien ; on dirait qu’on me vole les suites de mes actes ; tout se passe comme si je pouvais toujours reprendre mes coups. Je ne sais pas ce que je donnerais pour faire un acte irrémédiable.Jean-Paul Sartre Sous cette valorisation ...

On a souvent dit que Cioran, dans son œuvre en français, reprend les mêmes thèmes, qu'il tend au désistement, au repli sur soi et à l'exploration de sa propre intériorité. Pourtant, le présent essai révèle une subtile inflexion de la pensée du philosophe, d'un recueil à l'autre, et affirme que l'abstention est en fait une prise de position, dont il s'agit de déchiffrer les causes et les modalités. Partant du principe que l'art se définit comme autonomie et fait social, ne prenant forme qu'en opposition à la société, tout en tirant sa substance de celle-ci, Sylvain David avance que Cioran a développé son point de vue de l'univers moderne tout au long de son œuvre fragmentaire, structurant ainsi son écriture même. À la fois lecture diachronique et étude thématique des écrits de Cioran, cet ouvrage démontre, au-delà de l'apparent éclatement des fragments, l'organisation d'un imaginaire où un va-et-vient entre l'être et le monde s'opère, où la distance que le sujet tente d'instaurer entre ses semblables et lui doit être constamment renégociée, où le marginal ne peut se définir que par rapport à la collectivité, qu'en fonction du groupe dont il choisit de s'exclure.

On ne se méfie pas d’eux des mots et le malheur arrive.Louis-Ferdinand Céline L’incipit, ou ouverture, d’un texte constitue un lieu privilégié pour observer la mise en place d’une écriture, d’une forme d’expression. Les premières pages d’une œuvre représentent une rupture du silence, marquent une prise de parole, et, en tant que telles, contiennent nombre de définitions implicites ou explicites de la démarche de l’auteur. Dans le cas de Cioran, l’incipit du recueil Précis de décomposition est...

Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre !Paul Valéry Le « dernier » Cioran cherche — contrairement à ce qui fut le cas lors de la transition entre la première et la deuxième période de sa carrière française — à dépasser une position ancienne sans pour autant se renier, une visée qui le mène non pas à se réinventer, à changer de sujet, mais à adopter une perspective nouvelle pour traiter de ses préoccupations coutumières. Si, auparavant, il avait tenté de s’extirper des contradictions sus...

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches.Charles Baudelaire La seconde grande thématique à marquer l’œuvre française de Cioran concerne l’homme en général. Tout au long de la période de ce qu’on pourrait nommer les recueils de la maturité, qui correspond à la décennie des années 1960, l’écrivain s’applique à reconstituer les étapes essentielles de l’évolution de l’humanité, telle qu’il la conçoit. La plupart des thèmes abordés au cours de cette série d’essais — le péché originel, la C...

On se met à aller dans la vie du pas indolent du philosophe et du clochard en ramenant peu à peu tous les gestes vitaux au simple instinct de conservation, à l’exercice d’une conscience plus attentive à ne pas se laisser tromper qu’à appréhender la vérité.Julio Cortázar Les écrits du « dernier » Cioran, s’ils manifestent une forte tendance à la représentation, si ce n’est à la création de soi, ne se résument cependant pas à un exercice d’introspection ou de repli intérieur. Il convient de rap...

Dans ces impressions décousues, sans lien entre elles (et je n’en souhaite pas non plus), je raconte avec indifférence mon autobiographie sans événements, mon histoire sans vie. Ce sont mes Confessions, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à y dire.Bernardo Soares (Fernando Pessoa) Les ultimes avancées de la pensée de Cioran témoignent d’une volonté de délaisser les grands développements abstraits, au sein desquels il s’était cantonné précédemment, pour, au contraire, tendre vers ce ...

L’homme, bien qu’il soit lui-même mortel, ne peut se représenter ni la fin de l’espace, ni la fin du temps, ni la fin de l’Histoire, ni la fin d’un peuple, il vit toujours dans un infini illusoire.Milan Kundera Chez Cioran, l’écoulement du temps, la marche de l’humanité vers l’avenir se résument à un « élan vers le pire ». Ce constat pessimiste repose sur une double logique : tout d’abord, l’idée, inspirée d’une relecture hautement personnelle du mythe du péché originel, selon laquelle l’homm...

La disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique : l’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné. Ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit, c’est-à-dire l’Action négatrice du donné et l’Erreur, ou en général le Sujet opposé à l’Objet.Alexandre Kojève Par-delà les nombreux points ou sujets parti...

On peut parfaitement concevoir que l’époque moderne — qui commença par une explosion d’activité humaine si neuve, si riche de promesses — s’achève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l’Histoire ait jamais connue.Hannah Arendt Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, le caractère fragmenté des premiers écrits français de Cioran revêt un aspect éminemment politique dans la mesure où une telle entrave apportée à la moindre possibilité de discours suivi renvoie à la volonté c...

Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds.Walter Benjamin En opposant le pessimisme de sa conception du péché originel à l’utopisme militant des idéologies à caractère progressiste (ou, du moins, ayant l’esprit de réforme), Cioran s’inscrit volontairement à l’encontre de toute velléité de perfectibilité de l’homme et de ses conditions d’existence, de toute logique du...

Et si nous sommes les héros négatifs d’un Âge trop mûr, par ce fait même nous en sommes les contemporains : trahir son temps ou en être le fervent, exprime — sous une contradiction apparente — un même acte de participation.Cioran, Précis de décomposition (612) Ce livre tente une approche « sociale » des écrits de Cioran, en propose une lecture qui cherche à montrer comment le texte, en dépit de son indéniable originalité, s’inscrit, de par ses interrogations essentielles, au sein d’une histoi...

Ainsi ce ne sont pas les idées qui sauvent le monde, ni l’intelligence, ni la raison, mais leur contraire radical, ces actes insensés, dépourvus de toute logique, cette persistance enragée des hommes à vouloir survivre, leur ardent désir de respirer tant que ce sera possible, leur petit héroïsme de tous les jours, tenace et ridicule, face au malheurErnesto Sàbato À l’issue de cette vaste traversée de l’œuvre de Cioran, il convient de revenir aux questions laissées en suspens, à la fin de l’in...