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Cinquante ans après sa mort, André Gide continue, ainsi qu’il le souhaitait, à inquiéter ses lecteurs. Présent au cœur du labyrinthe qu’il a patiemment construit, il ne cesse de leur proposer une aventure où, à défaut de le trouver, ils finissent par se découvrir eux-mêmes. Plus qu’à un bilan, c’est donc à de nouvelles explorations que cet ouvrage invite. Traçant de nouveaux parcours, proposant de nouveaux fils d’Ariane, il montre combien l’œuvre de Gide s’affirme aujourd’hui comme l’une des plus stimulantes de son siècle... et, peut-être, du suivant.

Ouvrage collectif d’universitaires qui ont tenu à manifester la vitalité d’une critique gidienne dont Claude Martin est depuis trente années l’animateur, ce livre présente : - des éclairages sur les rapports d’André Gide avec d’autres écrivains ou avec leurs œuvres : Apollinaire, Paul Claudel, Ernst Robert Curtius, Dominique Fernandez, André Malraux, Charles Péguy, André Ruyters, Jean Schlumberger, Georges Simenon, Paul Valéry, Oscar Wilde ; - des études sur certaines de ses oeuvres moins souvent parcourues : Bethsabée, La Marche turque, Les Poésies d’André Walter, La Porte étroite, La Symphonie pastorale, Le Voyage au Congo.

Après vingt ans de mise au jour de textes inédits, de précieuses correspondances, de manuscrits préparatoires, et après une nouvelle édition complétée de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, le moment était venu de considérer l’ensemble du corpus des œuvres d’André Gide comme un tout dont les éléments s’appellent et se complètent : des réseaux se forment, des images obsessionnelles se révèlent, des arrière-pensées se dévoilent, André Gide ne cessant de réécrire les données que lui fournissent son vécu, ses lectures et son époque, comme autant de matériaux à transmuer en œuvres d’art. Ce colloque de l’été 2012 à Cerisy-la-Salle, le troisième en cinquante ans consacré à André Gide, s’est attaché particulièrement à éclairer les enjeux engagés par cette écriture au second degré, montrant comment un écrivain porté aux débats et aux échanges culturels a tissé et croisé les idées et les textes fondateurs de notre imaginaire et de notre culture.

I. LES ÉLÉMENTS DU VOYAGE DIVERSITÉ ET UNITÉ Un univers morcelé Étudiant les instruments du voyage, nous écrivions précédemment : « au commencement était le bateau » ; et de fait, l’expérience du voyage s’affirme d’abord comme une tentative pour s’arracher à l’élément liquide, principe élémentaire de toute vie, au-dessus duquel, au début de la Genèse, plane l’esprit de Dieu, et à l’étreinte duquel, dans son arche, s’échappe Noé, premier navigateur de la Bible. L’eau joue donc un rôle double, ...

GIDE QUI RIT, PROUST QUI PLEURE En 1918, Gide nage dans le bonheur, grâce à sa relation avec Marc Allégret qui s’épanouit lors de leur séjour en Angleterre de juin à septembre. Il surmontera bientôt le marasme dans lequel le plonge la découverte à son retour de la destruction vengeresse, par Madeleine, des lettres qu’il lui avait adressées depuis plus de vingt ans. À partir de février 1919, il se ressaisit : l’amour pour Marc, la fin de la guerre, la reprise de La NRF, tout le pousse à croire...

C’est sur un fond de compréhension proche de la complicité – chacun des deux écrivains semblant se reconnaître dans l’œuvre de l’autre – que l’on peut expliquer que, à peine plus de deux mois après la première lettre de Gide, ils se trouvent déjà lancés dans les confidences voilées et les protestations de dévouement. On sait que Proust pouvait grimper aisément dans ce registre, mais c’était beaucoup moins la manière de Gide, et il est donc étonnant de les voir jouer à l’unisson une même parti...

I. LA SYMÉTRIE : GÉNÉRALITÉS On a depuis longtemps remarqué la prédilection que Gide manifeste, à travers presque toute son œuvre, pour un « mode de composition [...] hérité d’une longue tradition du XIXe siècle [...] : la symétrie ». Lui-même s’est souvent expliqué sur son désir de réaliser des compositions géométriques, sur les rapports qu’il souhaitait établir entre les différentes parties d’un livre, et nous avons essayé, dans le début de notre étude, de montrer ce qui, à travers la lectu...

ENFANCES De ces deux écrivains que la légende oppose, il n’est pas si paradoxal de considérer les trajectoires comme d’approximatives parallèles, situées de part et d’autre de la Seine, cette ligne de démarcation qu’ils devaient franchir plus souvent qu’on ne croit. Nés à deux ans d’intervalle, à Paris, dans des familles de la grande bourgeoisie, à l’orée de la IIIe République, ils sont tous les deux des enfants privilégiés, assurés de pouvoir un jour choisir librement l’emploi de leur temps,...

Pas plus que Les Faux-Monnayeurs, André Gide par lui-même ne s’achève sur ces mots. Pourtant, comme l’auteur auquel il venait de s’attacher, Claude Martin sentait probablement que le point final ne le satisfaisait pas. Comment expliquer sinon la fondation de la Société des Amis d’André Gide, la continuation de l’entreprise biographique, la création du Centre d’Études gidiennes, les Cahiers André Gide, l’Inventaire de la Correspondance générale, les éditions, les articles, les préfaces ?... Ma...

DU CÔTÉ DE CHEZ GIDE En dépit de ses déclarations de plus en plus explicites, au moins jusqu’en 1920 environ, Gide a vécu sa sexualité avec un sentiment complexe, fait d’orgueil apparent et de culpabilité latente, ce qui l’incite à considérer son œuvre comme une entreprise de légitimation de ses désirs. Déjà, dans Les Nourritures terrestres, on pouvait lire cet aveu presque cynique : « Certes, il m’a plu souvent qu’une doctrine et même qu’un système complet de pensées ordonnées justifiât à mo...

I. UN ANTI-HASARD Cette symétrie, évidemment, réduit considérablement la liberté de mouvement des personnages ; les répétitions qu’elle entraîne presque automatiquement, la présence invisible d’un organisateur qu’elle fait nécessairement supposer, font que le voyageur, dans l’exercice de ses fonctions, se trouve singulièrement limité. Le voyage qui devait permettre l’affirmation de son indépendance, l’arrachement de son moi à toutes les contraintes, n’est en fait qu’un insidieux moyen de le l...

PREMIÈRES VISITES La guerre éclate, qui apparemment interrompt leurs échanges. Bien qu’ils soient tous deux à Paris, Proust à demi-reclus, Gide accaparé d’octobre 1914 à septembre 1915 au Foyer franco-belge, les deux écrivains ne semblent pas avoir eu d’échanges, mais ils n’étaient pas forcément sans nouvelles l’un de l’autre ; Gide, au Foyer, où il se consacrait à l’accueil des réfugiés qui avaient fui l’avancée des troupes allemandes, avait parfois comme collaborateurs des figures du Tout-P...

Dans le rêve complexe évoqué au chapitre précédent, Proust tient le rôle d’un roi menacé, et Gide celui d’un agresseur torturé. Proust est un « grand seigneur », cette qualité se reconnaissant à sa domesticité avant d’être confirmée par ses manières. Au « domestique en livrée » succède un « majordome vêtu d’une longue redingote verte et noire » (RR2, p. 546-547) ; cette tenue fait songer à l’habit des académiciens, ce qui instaurerait Proust en prince des lettres. Assis « sur un simple escabe...

Écoutons ce que Dostoïevski dit des rêves [...] « Pourquoi [...] quand vous vous réveillez et rentrez dans le monde, sentez-vous presque toujours [...] que le songe en vous quittant emporte comme une énigme indevinée par vous ? »(André Gide, « Dostoïevski », EC, p. 556) GIDE À ANNECY Annecy, 5 mars 1923. André Gide se réveille. Il sort d’un rêve étrange, dont le souvenir précis se prolonge, et qu’il va devoir noter, comme il le fait parfois. De la fenêtre de sa chambre, toute proche du lac, i...

I. LE PASSÉ SIMPLE LE DISCOURS COMME RECONSTRUCTION DU VOYAGE Dire en voyage : un difficile et nécessaire langage L’entrée en voyage, dans le monde gidien, s’accompagne ordinairement d’un besoin, nouveau ou accru, de parler, que ce soit avec des compagnons de route ou avec des personnages fortuitement rencontrés. Le voyage, par exemple, rapproche des êtres qui n’avaient jusqu’alors fait que se côtoyer sans se comprendre : Michel doit attendre d’être en mer pour éprouver l’envie de nouer « que...

LA CHANCE DE GIDE Peut-être Gide aurait-il longtemps stagné dans la brume dorée des salons si, à la différence de Proust, il n’avait eu la chance de commencer sa carrière par un coup d’éclat involontaire. Certes, son premier livre, Les Cahiers d’André Walter, le posait comme un espoir de la nouvelle génération d’écrivains, mais cette perspective serait restée vaine sans l’intervention providentielle d’un bon génie. Il s’agit de Maurice Barrès dont Gide, porté par son admiration pour l’auteur ...

Chaque soir je me replonge, une demi-heure durant, dans le Kunst der Fugue. [...] C’est le triomphe de l’esprit sur le chiffre. (Journal, 7 décembre 1921) LE CHIFFRE ET LA LETTRE Pour un roman qui s’intitule Les Faux-Monnayeurs, il est bien peu question d’argent dans ses pages, et l’on sent, aux rares apparitions qu’il y fait, qu’il s’agit plus ici d’un signe que d’un bien mesurable. Non pas que les arrière-plans économiques soient ignorés de Gide, et Armand rappelle ironiquement à Édouard le...

Un projet ambigu Depuis 1894 au moins, date à laquelle il demande à sa mère un tableau chronologique de son existence, Gide songeait à se raconter un jour. Ce désir, né à l’époque du bouleversement algérien, devait correspondre au besoin d’expliquer à lui-même et aux hommes l’être nouveau qu’il se sentait devenir. Mais quand, à Alençon en 1897, ce projet se précise à nouveau, il lui faut tenir compte aussi de celle qui est devenue sa femme, et devant laquelle une telle célébration devait être...

LE COMPLEXE DE CAÏN Il y a, éparses dans l’œuvre de Gide, quelques manifestations d’un complexe de Caïn, le plus souvent exprimées de manière détournée. On pourrait considérer comme un signal prémonitoire le fait que, dans La Porte étroite, le héros s’adresse à son ami Abel, dont il a causé indirectement le malheur, en l’appelant « mon pauvre frère ». Emblématique en revanche est le cas d’Émile Ambresin, ce fils de pasteur, engagé comme camarade de vacances du jeune Gide et devenu son ami, qu...

SWANN CHEZ GRASSET : REMUE-MÉNAGE À LA NRF Après avoir à nouveau séjourné en Italie en juillet-août, Gide achève les Caves. En novembre, tandis qu’il publie dans La NRF ses Souvenirs de la cour d’assises, paraît enfin Du côté de chez Swann. Les réactions de la critique à propos de cet auteur à peine connu sont évidemment peu nombreuses, certaines très hostiles, comme celle de Paul Souday dans Le Temps, mais plusieurs fort élogieuses, comme celle de Maurice Rostand dans Comœdia, et celle de Lu...

L’itinéraire des deux nouveaux bacheliers diverge un bref moment : tandis que Proust s’engage sous les drapeaux, pour un an de service militaire, Gide s’engage sous la loi de l’amour, en écrivant Les Cahiers d’André Walter qui devraient, du moins il l’espère, convaincre sa cousine Madeleine de l’épouser. Mais ces deux tâches accomplies, les deux jeunes gens reviennent à leurs entreprises éditoriales. Officiellement, ils sont étudiants, mais surtout parce qu’il faut bien rassurer les parents. ...

I André Ruyters (1876-1952) A ma femme,qui dut sacrifier beaucoup de loisirspour que naisse cette édition !V. M.-S. Tenter la biographie d’André Ruyters relève de la gageure, voire de l’utopie. A l’exception de sa correspondance avec André Gide, miraculeusement sauvée, il n’à été conservé de lui que quelques lettres, notamment à Henri Ghéon et à Jean Schlumberger, vestiges de correspondances certainement beaucoup plus vastes. Sont perdues, semble-t-il, les lettres à Marcel Drouin, à Eugène Ro...

S’il est désormais admis que tout texte littéraire est un palimpseste, l’œuvre de Gide présente de ce point de vue des caractéristiques singulières, qui appellent une réflexion théorique tout en déterminant son interprétation. Suivant le vœu du Journal des Faux-Monnayeurs, Gide écrit pour être « relu » (RR2, p. 537) et conçoit très consciemment l’écriture comme une reprise et un dialogue, avec soi-même et avec les autres. Ce processus qui trouve son expression dynamique dans l’espace clos du ...

GIDE À CONTRE-PIED Le 28 avril 1921, après avoir exprimé son admiration pour le Côté de Guermantes qui vient de paraître, Gide réclame à Proust une entrevue, en des termes un peu pathétiques : « J’ai si grand désir de vous voir ! N’ai-je pas mérité de vous connaître un peu davantage ? Par pitié, si l’asthme vous laisse un peu de répit, faites-moi signe. [...] Vous savez bien pourtant que ce n’est pas en littérateur que je viendrais m’asseoir un moment près de vous – mais en ami. » La parution...

Si l’œuvre est conçue comme un complément de la vie, il est à prévoir – même si c’est là une vision un peu simpliste et qu’il nous faudra préciser – qu’une existence faite d’instabilité donnera naissance à une œuvre non pas stable, mais marquée par le désir de l’être. Précisément le nomadisme est un signe qui peut porter en lui cette ambivalence : accomplis avant tout par incapacité de se fixer, les voyages peuvent devenir le fait d’hommes audacieux et résolus qui, même s’ils ignorent leur de...

Il semble qu’après de telles marques d’admiration, Gide aurait pu se sentir quitte à l’égard de Proust. Après tout, sans son intervention en 1914, celui-ci ne serait peut-être pas revenu dans le giron de la NRF, revue et maison d’édition, et sans doute son œuvre ne se serait-elle pas imposée aussi vite. Et pourtant, avant même le rêve d’Annecy, un texte nous montre que Gide n’est pas en paix à l’égard de Proust, ni avec lui-même. À LA RECHERCHE D’UN PROUST INCONNU 11 décembre 1922 : Marcel Pr...

I. LES MOMENTS DU DEPART La promesse de l’aube L’intemporel S’il est relativement facile d’établir un graphique des déplacements accomplis dans les romans de Gide, il l’est beaucoup moins, en revanche, de dresser un tableau aussi précis de leur chronologie. Le temps ne semble pas compter pour le voyageur gidien qui, à l’inverse d’un Philéas Fogg, utilise sa fortune pour se déplacer aussi lentement, aussi capricieusement que possible. Assurément, Gide n’est pas Stevenson, dont l’idéal est de p...

Le refus de Swann par La NRF, redisons-le clairement, fut un malentendu ou, plus exactement, un « mal lu ». Mais expliquer les diverses raisons de cette erreur, en exposer les rouages assez évidents, c’est mettre d’autant mieux en évidence un élément qui relève de la psychologie : cette erreur a été vécue par Gide, consciemment, comme une faute grave, et inconsciemment, comme une agression coupable, ainsi que le rêve de 1923 le révèle. ÉTAT DES LIEUX : LA NRF EN 1912 Pour connaître les respon...

Pourquoi t’en vas-tu ? — Ah ! ça mon vieux, c’est des affaires de famille, je ne peux pas te le dire. (p. 34/192) HISTOIRE DES TROIS GRANDS-PÈRES Le grand-père est une figure relativement nouvelle dans l’œuvre de Gide ; absent des premiers romans, il fait une apparition fugitive dans Les Caves du Vatican, en la personne du comte de Baraglioul, et encore n’est-il l’aïeul que de Geneviève, personnage secondaire. Dans Isabelle, nous trouvons, en la personne du marquis de Saint-Auréol, le grand-p...

En 1914, pour expliquer à Proust sa réticence ou sa méfiance à l’égard du manuscrit de Du côté de chez Swann, Gide utilise un argument qui, compte tenu de ce que nous venons de voir, semble relever d’une particulière mauvaise foi : « Pour moi, vous étiez resté celui qui fréquente chez Mme X ou Y, et celui qui écrit dans Le Figaro. Je vous croyais, vous l’avouerai-je, du côté de chez Verdurin ! un snob, un mondain amateur, – quelque chose d’on ne peut plus fâcheux pour notre revue. » Or Gide, ...

LES SOUS-ENTENDUS DE PROUST Si les sentiments de Gide sont complexes, ceux de Proust ne le sont pas moins. Par moments, on pourrait penser que chacun de ces deux hommes trouve en l’autre des raisons pour le détester. Et, à d’autres moments, qu’un magnétisme les pousse à s’intéresser l’un à l’autre. Leurs œuvres sont tellement différentes qu’on a du mal à croire qu’ils puissent vraiment se comprendre, et pourtant ils ne cessent de rechercher les occasions de s’expliquer. Dans ce duel, ou cette...

LE JEU DE BILLARD La notion de causalité est l’un des plus solides fils conducteurs qui courent au travers de l’œuvre de Gide. Dès L’Immoraliste se trouve exprimée l’idée que l’on n’échappe pas à soi-même, et que le meilleur moyen de devenir esclave de ses déterminismes internes et externes est encore de chercher à les nier. Prenant la forme tantôt d’une malédiction divine, tantôt d’un retour du refoulé, la nécessité fait partout loi dans les fictions gidiennes, soumettant par exemple deux êt...

Voici, jusqu’ici entièrement inédite, une des correspondances les plus importantes d’André Gide, tant par le nombre des lettres échangées (près de 600, sur plus d’un demi-siècle) que par la diversité des intérêts qui lièrent l’auteur des Nourritures terrestres, dès 1895, avec André Ruyters, écrivain belge précoce (il a alors dix-neuf ans) et original, qui sera avec lui l’un des six “pères fondateurs” de La Nouvelle Revue Française (dont il fut le gérant jusqu’à la guerre de 1914). Cette correspondance fera sortir de l’ombre où elle était restée la figure, singulière et attachante, d’un des plus proches amis de Gide, dont tous les lecteurs de celui-ci connaissaient le nom, mais en ignorant tout (il est à peine mentionné dans les biographies de l’écrivain) de celui qui fut le dédicataire d’Isabelle. On verra vivre ici une amitié, d’abord tendre et passionnée, puis orageuse et subissant de violentes ruptures, mais perdurant jusqu’à la mort de Gide. Outre son intérêt documentaire et biographique, cet ensemble de lettres, où chacun lit, explique et commente les œuvres de l’autre, est surtout précieux d’un point de vue purement littéraire : sur les Nourritures de Gide, sur Le Mauvais-Riche de Ruyters, sur l’art de la traduction (à propos du Typhon de Conrad traduit par Gide), sur de multiples questions de grammaire et de morale..., on découvrira ici nombre de lettres passionnantes, dont la lecture est indispensable pour la connaissance de Gide et de l’histoire littéraire de son temps. L’édition de cette correspondance est due à la collaboration de Claude Martin, auteur de nombreux ouvrages sur Gide (en particulier sur sa correspondance), et d’un des meilleurs connaisseurs de la littérature belge de l’époque, Victor Martin-Schmets, éditeur des Oeuvres complètes d’André Ruyters ; Pierre Masson, auteur d’une étude publiée naguère aux PUL (André Gide, voyage et écriture, 1983) s’est joint à eux pour la présentation de ce monument épistolaire.

Le miroir est, pour Gide, un instrument apparemment indispensable. Quand, en juin 1891, il note que « [l]e monde [lui] est un miroir, et [il est] étonné quand il [l]e reflète mal » (J1, p. 130), il semble n’user que d’une métaphore banale pour un symboliste ; cette impression d’un monde reflet, il la promène en Bretagne, puis en Hollande où il se lamente que « le “paysage”, au lieu de [l]e distraire de [lui]-même, pren[ne] toujours désespérément la forme de [s]on âme lamentable » (p. 135). Et...

Apparemment, retracer la gestation d’un roman d’André Gide est chose superflue : s’il est vrai que, dès l’origine de sa carrière d’écrivain, il eut une vision assez complète de ses œuvres futures, c’est à ses années de formation et d’apprentissage qu’il faudrait se reporter une fois pour toutes. L’Immoraliste, La Porte étroite, La Symphonie pastorale, pour ne citer que ces trois livres, constituent trois étapes d’un unique dialogue, s’étant développés comme trois agencements possibles d’une m...

Les origines du départ que nous avons jusqu’à présent étudiées comportent un double aspect : à la fois externes, en ce sens qu’elles consistent en une situation donnée – la sphère familiale et le dégoût qu’elle suscite – qui amène le héros à réagir en fonction d’elle, le plus souvent par le refus, et internes, quand elles deviennent l’intériorisation de cette situation, transformées en révolte consciente. Mais cette révolte peut devenir elle-même ambiguë, à partir du moment où l’on ne sait pl...

André Gide est un homme-livre. Lecteur acharné autant qu’écrivain méthodique, il a conçu et organisé sa vie comme une bibliothèque, par définition incomplète, dont les volumes accumulés n’étaient pour lui qu’une incitation à en écrire d’autres à son tour, comme un message en souffrance dont il eût été à la fois le destinataire et le prolongateur. Avant même de concevoir ses œuvres futures et de définir l’écriture comme l’instrument de son salut, il eut, pour l’objet livre, une vénération qui ...

I. LA MÈRE ET LE RÉEL Du côté de Madame Paul Gide 1880-1890 : c’est à peu près dans le courant de cette décennie que le vaisseau Gide commence à s’ébranler, à l’époque des grandes lectures, celles auxquelles on a encore envie de croire, à l’âge de l’ouverture, même timide, au monde extérieur. On ne dirait pourtant pas, à première vue, que Gide ait cherché à poser au voyageur né ; il n’y a pas de légende étonnante à raconter sur son compte, pas de vocation précoce comme pour Alain Gerbault, pa...

Gide a voyagé. Il a raconté ses voyages. Il a prêché le nomadisme comme un art de vivre, et plusieurs de ses compagnons ont témoigné de son aptitude à le mettre en pratique. Après cela, que ses personnages soient également en mouvement, quoi d’étonnant ? La cause paraît donc entendue, et ce depuis longtemps : Gide est instable comme l’est sa pensée, fuyant comme elle, et ses vagabondages ne sont que l’extériorisation de la complexité naturelle de son être, le moyen aussi d’offrir celui-ci à t...

I. MACROCOSME – MICROCOSME Pour un Claudel, le monde ne peut trouver un ordre que grâce à l’apparition d’une dimension nouvelle, d’une recherche dans le domaine spirituel ; autrement dit, cet ordre n’est pas de ce monde, il le dépasse infiniment et ne trouve sa pleine expression qu’en Dieu. Pour Nerval, qui désespère d’accéder à ce stade ultime dont il se sent indigne et qu’il craint, le rêve remplace la foi, et c’est par lui qu’une unité matérielle et morale est atteinte. Pour Verne, le voya...

Le stéréotype n’existe pas en soi, et on le croit à tort fixé : il échappe, se métamorphose, produit du neuf avec du vieux. Clé de la production et de l’échange dans notre civilisation, cet impensé toujours en mouvement, ce discours de l’Autre qui investit la pensée, le discours et l’écriture du Moi, est paradoxalement au cœur de la création littéraire qui vise à le traquer ou à le déjouer, image, concept ou croyance, cliché, poncif ou idée reçue, se manifestant au premier, deuxième ou nième degré, hydre ou phénix, comme dit le poète…

Au terme d’une réflexion sur la distinction entre type et stéréotype, Ruth Amossy concluait naguère, avec prudence, que ce débat constitue sans doute « une boîte de Pandore qu’il est peut-être sage de ne jamais ouvrir… ». Mon propos n’est pas de braver cette mise en garde, mais d’apporter à ce dossier quelques exemples supplémentaires, empruntés à cette période que certains ont appelé la Belle Époque, d’autres l’Ordre moral, période ambiguë, plus propre peut-être qu’une autre à l’examen d’un ...

Albert Camus a vingt-deux ans quand il commence à écrire régulièrement dans ses « Cahiers » ; il ne cessera pas jusqu’à sa mort. Il en préparait alors la publication ; elle sera posthume, sous le titre de Carnets. Ces textes, aussi inclassables que divers (laboratoire de l’œuvre, « choses vues », notes de lectures, impressions de voyages, réflexions philosophiques et, de plus en plus vers la fin de sa vie, notations intimes) sont souvent cités ; ils n’avaient jamais été étudiés en tant que tels. Ils le sont ici, par des chercheurs d’horizons divers, qui interrogent les modalités et les enjeux de cette écriture très spécifique. Les Carnets prennent ainsi toute leur place dans l’œuvre camusienne, dont ils mettent au jour les ressorts secrets. Au cœur de cette écriture fragmentaire, l’exigence artistique de Camus est aussi manifeste qu’ailleurs ; et c’est à ses Carnets qu’en 1937 - il a alors vingt-quatre ans - il confie sa certitude, qui ne se démentira pas : « Écrire, ma joie profonde ! ». Lire les Carnets se révèle indispensable pour qui veut vraiment connaître Camus...

C’est presque à la même époque qu’André Gide découvrit la passion du voyage et celle de l’écriture ; qu’il ait ensuite établi entre ces deux activités, des rapports féconds ne serait pas étonnant, et ne le distinguerait guère de toute une catégorie d’écrivains nomades qui proliféra avec l’essor de la colonisation et des moyens de transport. Mais il se trouve que ces rapports furent aussi d’opposition, le bonheur du voyage devenant sous sa plume l’expression d’un destin ironique ou tragique, toujours décevant, parfois cruel. S’interrogeant sur les causes de cette contradiction, cet ouvrage s’efforce de montrer l’existence d’une véritable stratégie du voyage gidien : lisible autant dans la structure des œuvres que dans leur organisation thématique ou symbolique, elle permet à son auteur de vivre et de dire ce que la société et une part de lui-même condamnaient au silence. Chargé à la fois de révéler et de dissimuler, le voyage est ainsi au cœur de l’ambiguïté gidienne. Partant des rapports historiques de Gide avec le voyage, c’est donc en fait dans une relecture de son œuvre que nous sommes embarqués, voyageant à notre tour à la poursuite d’un éternel absent.

Aucun lecteur de Gide n’ignore le nom de Paul-Albert Laurens (1870-1934), associé au voyage en Afrique du Nord en 1893-1894 qui constitua un tournant décisif dans la vie de l’écrivain, longuement évoqué dans la deuxième partie de ses mémoires. Cependant, le récit détaillé de ce voyage, dans Si le grain ne meurt, contraste avec l’absence presque complète de mentions de Laurens dans le Journal de Gide. L’intimité extrême de ce voyage avait-elle épuisé d’un coup toute la saveur de leur relation ...

Ce 11 novembre 1928, lorsqu’il entreprend d’écrire à André Gide, Jean Amrouche se sent à un tournant de son existence. Le temps des apprentissages est terminé ; après deux années passées à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, il est revenu en Tunisie, et son avenir semble tout tracé, puisque l’attendent logiquement le service militaire, qui doit faire de lui un officier de réserve de l’armée française, puis l’enseignement qui doit faire de lui un fonctionnaire de la République. Et c’est...

Entré en octobre 1921 au collège Saint-Jean de Passy, Robert Levesque a fait la connaissance de Marcel Jouhandeau, son professeur de français en quatrième et troisième. Entre le maître et l’élève s’est établie une relation forte, à la fois intellectuelle et affective, le second prenant le premier pour confident de sa vie sentimentale, et se faisant le propagateur de ses œuvres au sein du collège, ce qui n’allait pas sans leur attirer quelque inimitié de la part de certains responsables. En ce...

Année 1891 1. PAUL LAURENS À ANDRÉ GIDE [25 juin 1891] Paris, toujours En venant me demander quand tu voudras à l’école, tu es sûr de ne pas me manquer, j’y suis tous les jours jusqu’à 6 h 1/2. Je suis dans la purée. Viens le plus tôt que tu pourras. Paul * On ne sait si c’est avec Paul Laurens que Gide inaugura sa longue carrière de soutien financier de ses meilleurs amis... Après la parution de son premier roman, Les Cahiers d’André Walter, et l’échec de sa demande en mariage auprès de sa c...

Quand Robert Levesque fait, en 1926, la connaissance d’André Gide, il n’a que 17 ans, mais est déjà le protégé de Marcel Jouhandeau et l’ami de Max Jacob, que sa sensibilité et ses dons poétiques ont conquis. Gide représente un modèle de vie pour l’adolescent, qui le fait profiter en retour de sa faculté d’enthousiasme. Un équilibre s’établit vite, qui permet à cette amitié, d’abord littéraire, de s’approfondir. Amoureux de l’aventure, Robert a souvent l’occasion d’approuver la générosité de Gide, avant de partir avec lui et de devenir, en Italie, en Grèce, en Egypte, son compagnon de voyage idéal. Devenu un familier du « clan Gide » et de la NRF, Robert Levesque est un témoin et un confident privilégié. Les 250 lettres de cette correspondance, complétées par des extraits du Journal de R. Levesque, nous font découvrir un Gide inhabituel, « contemporain capital » rajeunissant auprès d’un nouveau Nathanaël.

Le Pirée, 20 janvier 1960. Michel Déon vient de dîner en compagnie de Georges Katsimbalis, ce poète grec qu’Henry Miller a immortalisé avec son Colosse de Maroussi. Au cours du repas, ils ont beaucoup parlé de Miller, avec qui Katsimbalis n’a pas eu que des relations amicales. Ils vont se séparer, lorsque ce dernier sort un papier et le tend à Déon : « – Lisez ça. C’est une réponse à Miller ! Réponse si l’on veut, cet article daté de 1945 et paru dans L’Arche sous la signature de Robert Leves...