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Les dernières années montrent que la chanson de geste est toujours un domaine stimulant pour les chercheurs. En 2015, les auteurs du recueil Chanson de geste et savoirs savants abordaient la question par un biais résolument paradoxal. Analyser la dimension sacrée de la chanson de geste paraît être, au contraire, une évidence, tellement la question est essentielle pour le genre ; le résultat est pourtant tout aussi enrichissant. Les études sont très différenciées. Elles le sont du point de vu...

« Ce petit ouvrage » : c’est ainsi que Lhomond nomme, avec la modestie qui le caractérise, son Epitome Historiae Sacrae (Abrégé d’histoire sacrée). En charge des classes de sixième au collège du Cardinal Lemoine à Paris, il eut toujours à cœur de ne pas décourager ses jeunes élèves en leur proposant trop tôt des textes latins difficiles. C’est ainsi qu’il rédigea à leur intention l’Epitome historiae sacrae et le célèbre De Viris illustribus. Ce dernier ouvrage, très utilisé dans l’enseignemen...

Cet Abrégé de l’histoire sainte a été entrepris pour faciliter l’étude de la langue latine aux enfants qui commencent à s’y appliquer. J’ai essayé de le mettre à leur portée, sans nuire cependant à la pureté de l’expression, qui doit toujours être latine, puisque c’est le latin qu’il s’agit de leur apprendre. Dans cette vue, j’ai coupé mon récit en chiffres d’abord très courts, puis plus longs, à mesure que l’enfant avance ; j’ai même séparé les phrases de chaque chiffre par des alin...

Moins connu que le De Viris illustribus, largement utilisé dans l’enseignement secondaire depuis le début du dix-neuvième siècle, l’Epitome Historiae Sacrae est une adaptation, en latin « facile », des histoires célèbres de l’Ancien Testament. C’est en pensant à ses élèves de sixième que l’Abbé Lhomond (1727-1794) rédigea « ce petit ouvrage », soucieux de ne pas les rebuter avec des textes latins trop difficiles. L’apprenti latiniste pouvait ainsi faire ses premières armes en traduisant sans trop de peine le récit de la Création du monde, du Déluge et de l’Arche de Noé. C’est aux latinistes débutants ou confirmés que cet ouvrage s’adresse, qu’ils veuillent adosser leur apprentissage à la lecture de cette édition bilingue, ou entretenir leurs connaissances en avançant d’un bon pas dans le texte latin. Chacun rafraîchira, par la même occasion, sa connaissance des histoires bibliques, source infinie d’inspiration pour tous les arts, jusqu’aux romans de Paul Auster et aux chansons de Léonard Cohen.

1. Dieu crée le monde en six jours Deus creavit caelum et terram intra sex dies. Primo die fecit lucem. Secundo die, fecit firmamentum, quod vocavit caelum. Tertio die coegit aquas in unum locum, et eduxit e terra plantas et arbores. Quarto die fecit solem et lunam, et stellas. Quinto die, aves quae volitant in aere, et pisces qui natant in aquis. Sexto die fecit omnia animantia, postremo hominem, et quievit die septimo. 2. Dieu forme le corps d’Adam du limon de la terre Deus finxit corpus ho...

Au temps où le bienheureux Kentigern se retirait au désert, un jour, tandis qu’il priait avec constance dans la solitude boisée, un fou, nu et velu, démuni de tout, passa près de lui comme un sauvage furieux. C’était Lailoken, lequel, dit-on, avait porté le nom de Merlin et passait pour le seul devin au regard des Bretons. Mais on ignore tout sur ce point. Lorsque saint Kentigern l’eut aperçu, on raconte qu’il l’aborda en ces termes : « Ô créature de Dieu, quelle que tu sois, je te conjure pa...

Merlin, Lailoken, Suibhne : trois figures du devin appartenant à trois provinces celtiques, respectivement le Pays de Galles, l’Écosse et l’Irlande. Trois personnages, trois énigmes et trois destins qui se rencontrent sur le champ du mythe. À partir de trois textes majeurs du xiie siècle ici traduits : la Vita Merlini du clerc gallois Geoffrey de Monmouth, la Vita Kentigerni et la Folie de Suibhne, texte mythologique irlandais, cet ouvrage dessine un portrait du devin celtique d’après ce que le Moyen Âge chrétien en conserve. Disqualifié par le prêtre ou l’évêque qui lui ôtent son privilège sacré, le devin ne possède plus guère que la science encyclopédique pour fonder sa légitimité. De son antique don prophétique, il ne reste plus que l’étrange discours d’une poésie sacrée où se lisent les signes incertains de l’Histoire.

Le texte intitulé la Folie de Suibhne (Buile Suibhne) a été composé en irlandais (ou gaélique d’Irlande). D’après l’état de la langue, on peut penser qu’il a probablement été écrit entre 1200 et 1500. Le thème de la folie de Suibhne et son association avec la bataille de Mag Roth sont cependant bien antérieurs. On en trouve mention dans un poème du viiie-ixe siècle contenu dans un manuscrit irlandais du monastère de Saint-Paul-en-Carinthie ainsi que dans un traité juridique : le Livre d’Aicil...

§ I Nous avons déjà relaté à propos de Suibhne, fils de Colman Cuar, roi de Dál Araidhe, comment, hors de la bataille, il s’en alla errer au hasard. Voici la cause et la raison des accès de folie et de fuite qui l’ont frappé et aussi ce qui lui est advenu par la suite. § 2 En ce temps-là, vivait en Irlande un certain saint patron, noble éminent : Ronán Finn, fils de Bearach, fils de Criodhan, fils d’Earclugh, fils d’Ernainne, fils d’Urene, fils de Seachnusach, fils de Colm Chille, fils de Mui...

Eo quidem in tempore quo beatus Kentegernus heremi deserta frequentare solebat. contigit die quadam illo in solitudinis arbusto solicite orante. vt quidam demens nudus et hirsutus et ab omni bono destitutus. quasi quidam toruum furiale transitum faceret secus eum qui Lailoken vocabatur. quem quidam dicunt fuisse Merlynum. qui erat Britonibus quasi propheta singularis. sed nescitur. Quem cum vidisset sanctus Kentegernus. fertur eum in dicendo taliter conuenisse. Adiuro te qualiscunque es creat...

Fertur quod Lailoken a regulo Meldredo dudum captus. et in opido suo Dunmeller loris conuinctus tenebatur, vt aliquod nouum ab illo rex audire mereretur. Ille vero triduo ieiunus permanens nulli penitus licet a multis conueniretur dedit responsum. Tercio quoque die regulo in aula. celsiori assidente sedil[i]. intrauit vxor eius. arboris folium suo peplo inuolutum nobiliter gerens in capite. Quod regulus videns, manu attraxit. et attrahendo in minuta frusticula discerpsit. Quo viso, Lailoken d...

[1] Je m’apprête à chanter la fureur du devin et prophète Merlin en un plaisant récit. Toi, Robert, gloire des évêques, corrige mes vers et donne le ton juste à ma plume. Car nous savons bien pourquoi [5] la Philosophie t’a imprégné de son nectar sacré et t’a rendu savant en toutes choses, c’est afin que tu puisses, comme guide et maître en ce monde, faire la preuve de l’excellence de ton enseignement. Ainsi donc, réserve un accueil favorable à mon œuvre et veuille accorder à mon devin un mei...

Fatidici vatis rabiem musamque jocosam Merlini cantare paro. Tu corrige carmen, gloria pontificum calamos moderando Roberte. Scimus enim quia te perfudit nectare sacro 5 Philosophia suo fecitque per omnia doctum ut documenta dates dux et preceptor in orbe. Ergo meis ceptis faveas vatemque tueri auspicio meliore velis quam fecerit alter cui modo succedis merito promotus honori. 10 Sic etenim mores sic vita probata genusque utilitasque loci clerus populusque petebant, unde modo felix Lincolnia ...

Bien qu’il apparaisse à juste titre comme un personnage capital de l’imaginaire médiéval, Merlin reste aujourd’hui bien énigmatique. On sait maintenant qu’il n’est pas une pure création du Moyen Âge mais qu’il vient de très loin. Les médiévistes le connaissent surtout grâce au célèbre roman de Robert de Boron (datant du début du xiiie siècle) mais cette émergence d’une ancienne figure mythique dans la littérature du xiie siècle n’est pas sans susciter de nombreuses interrogations. Quelle est ...

On raconte que naguère Lailoken fut retenu prisonnier chez le prince Meldred et qu’il fut condamné à être entravé en sa forteresse de Dunmeller jusqu’à ce que ce monarque puisse apprendre de lui quelque nouvelle. Mais en fait Lailoken demeura trois jours dans le jeûne ; bien qu’interrogé sans relâche, il ne répondit à aucune question. Au troisième jour, le prince était à la cour et les notables avaient pris place sur leurs sièges. La reine entra très dignement avec sur la tête une feuille d’a...

Seules sont notées les graphies qui apparaissent dans le présent travail. Sauf en ce qui concerne les palatales, l’alphabet utilisé est l’API, sigle de l’alphabet phonétique international. Les abréviations sont les suivantes : all. allemand ; angl. anglais ; esp. espagnol ; fr. français moderne. Les lettres ont la même valeur qu’en français hormis les suivantes : – Le gallois e note /e/ comme en fr. « pré ». y a deux prononciations : 1) sous l’accent tonique ou en dernière syllabe, il se pr...

L’effervescence intellectuelle fut lente à démarrer, tant avaient été graves les ravages des invasions – que de bibliothèques brûlées ! – tant furent contraignantes, surtout, les exigences de l’époque féodale : les prélats batailleurs de ce temps furent souvent pieux et parfois saints, mais ce ne furent en aucun cas des hommes de culture comme avaient pu l’être les évêques du IXe siècle. Leurs écolâtres, certes, formèrent le clergé et lui apprirent le latin, c’est-à-dire la grammaire, mais, a...

Si la spiritualité fut assez pauvre, la morale fut si riche qu’on en vint à se demander si, pour beaucoup, la religion ne tendit pas à se réduire à un moralisme. L’Évangile n’est certes pas un code moral, mais l’influence du stoïcisme inspira aux Pères l’idée d’une loi naturelle et raisonnable. Le Christ sauveur devint le législateur auteur de la nouvelle loi. Dès le IIe siècle l’avocat Tertullien avait introduit dans la mentalité des Pères les notions juridiques de mérite, de satisfaction, d...

Le sacré se définit, on l’a dit, par opposition au profane : il est séparé (sanctus). C’est l’indicible, l’innommable, C’est le « tout autre » terrifiant (tremendus) et en même temps désirable (fascinans), parfois pur, parfois impur, mais toujours dangereux, car chargé d’une puissance redoutable, tabou comme disent les anthropologues. D’où la terreur, le saisissement, l’horreur, la stupeur, la crainte et le tremblement. Dans les grandes religions monothéistes, il n’y a qu’un sacré, Dieu lui m...

Faire une place à l’amour, spirituel, mais surtout charnel, se justifie par deux arguments. D’abord, on le sait, le sexe, qui relève du sacré, a parfois suscité un culte, une religion ; ensuite il débouche, on l’a vu, sur un sacrement, le mariage, et, selon les prêtres, sur le péché. Quant à l’amour spirituel, sa place n’a pas à être justifiée ; ce qui mérite de l’être, c’est la juxtaposition des troubadours et de saint Bernard, ces grands amoureux, ces témoins contemporains et contradictoire...

La dernière partie du Moyen Âge débuta par le pontificat très brillant d’Innocent III (1198-1216) : trois croisades, un très important concile œcuménique, la reconnaissance des ordres mendiants, franciscain et dominicain, la récupération de certains mouvements de pauvres volontaires, la concession de l’autonomie à l’« université des maîtres et des écoliers parisiens », une solution théocratique des problèmes politiques allemand et italien, et autres succès diplomatiques. Après quoi le XIIIe s...

Les religions bien réglées réservent une voie à ceux et à celles qu’attire la perfection. C’est comme une soupape de sûreté, plus ou moins efficace, pour des surpressions plus ou moins intenses. Pour l’une ou l’autre raison, l’histoire religieuse des années 750-900 fut placide. Les spécialistes constatent souvent, pour s’en plaindre, que le clergé, qu’ils étudient, n’a pas su proposer aux laïcs de son temps une spiritualité spécifique, différente de celle des clercs séculiers ou réguliers. Pe...

La religion proposée par le clergé, qui était pauvre de sens spirituel, ne pouvait satisfaire certaines âmes avides de perfection, de leur salut, de Dieu peut-être. La prédication de la Bonne Nouvelle par le Baptiste et par le Christ s’était ouverte par un appel à la pénitence (metanoia). Plus tard le Christ appela ses fidèles à entrer par « la porte étroite », celle de la perfection, dit Luc (13.24), et Matthieu précisa : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (5.48), « pren...

Pourquoi parler de siècles monastiques ? Parce que les moines étaient le meilleur de l’Église et, pour ainsi dire, les intermédiaires obligés entre la terre et le ciel. À l’époque carolingienne, on l’a vu, avait été formulée l’idéologie des « trois ordres » (ordines) et la hiérarchie descendante : clercs – moines – laïcs. Or dès le IXe siècle, la hiérarchie avait été modifiée par le pieux empereur Louis, pour laisser la première place aux moines, ordre repris en 999 par Abbon de Fleury et adm...

Sans doute fallait-il mener Charlemagne et ses sujets jusqu’à leur mort paisible et jusqu’aux portes du paradis avant d’ouvrir le lourd dossier de la vie morale qui semble plutôt les vouer à l’enfer. L’historien doit d’abord réagir contre le misérabilisme des moralistes anciens et modernes. Il lui faut poser comme hypothèse de travail que les chrétiens de cette haute époque étaient des gens « normaux », c’est-à-dire « comme nous », des hommes non des chimpanzés et, de fait, il ne manque pas d...

En 751, après avoir consulté le pape Zacharie, qui estima normal que celui qui exerçait le pouvoir d’un roi en portât le titre, le dernier mérovingien, Childéric IV, fut relégué à Sithiu et le maire du palais, Pépin, dit plus tard le Bref, se fit acclamer roi par ses grands réunis à Soissons et sacrer par ses évêques, au moyen d’une onction des saintes huiles et d’on ne sait quelles formules ou liturgie. Trois ans plus tard, à Saint-Denis, le pape Étienne II oignit à nouveau Pépin et en outre...

On dit souvent que le clergé de la fin du Moyen Âge mit au point un « scénario de la bonne mort » sécurisant de façon à maîtriser la crainte des « fins dernières » : confession, extrême onction, eucharistie ! Vers 500-750, ces derniers sacrements n’étaient guère connus. En particulier le sacrement de l’extrême onction ne fut pas nettement défini avant la fixation du septénaire sacramentel, c’est-à-dire avant le XIIe siècle. Jusque là l’huile sainte n’était qu’un médicament pour les malades. M...

Dès les premiers siècles, des auteurs chrétiens avaient distingué, dans le « peuple de Dieu », des ordres, genres, états ou professions : apôtres, martyrs, vierges etc. Au VIIIe siècle saint Boniface usait volontiers d’oppositions binaires entre chefs et sujets, jeunes et vieux, riches et pauvres. La tripartition classique apparut chez Origène puis chez Augustin : Daniel (contemplatifs, continents), Noé (recteurs, prélats, docteurs) et Job (mondains, mariés) dont le blé spirituel rendait pour...

Le premier « mérite » de la période 500-750, comme disent ceux qui aiment distribuer blâmes et louanges, fut d’avoir « évangélisé » la Gaule et « converti » les Gaulois. Ce sont là de bien gros mots, des facilités de plume, qu’on s’étonne de trouver chez d’excellents auteurs. En fait comme en droit, la conversion est d’abord celle des mœurs, et l’Évangile définit une spiritualité, deux objectifs qui ne furent pas approchés de si tôt, si jamais. Mieux vaut parler de christianisation, c’est-à-d...

La mort, le jugement, le paradis ou l’enfer, telles étaient, dans les catéchismes de naguère, les « quatre fins dernières » de l’homme (quatuor novissima). Dans l’immense littérature spirituelle des années 1200-1500 elles occupent une place assez discrète ; de même dans l’iconographie, dans la littérature profane de ce temps. Donc rien, ou quasi rien, si ce n’est pour la mort. Le seul jugement qui comptait, en ce temps de l’individualisme triomphant, c’était le jugement individuel, d’où l’imp...

L’époque carolingienne s’acheva par un échec politique et militaire, ce qui n’est pas trop grave, car de ces ruines naquit un nouvel ordre, féodal, qui fut fécond, et aussi, ce qui est plus grave, par les invasions normandes : que de ville brûlées, de monastères et de bibliothèques ! Selon certains auteurs cela aurait scellé l’échec de l’immense effort de christianisation du haut Moyen Âge. Pour d’autres, au contraire, les Normands auraient été de « bons sauvages » et leurs invasions auraient...

Vers 1500 le peuple chrétien était en meilleur état qu’il ne l’avait jamais été. Mais si le corps était sain, voire saint, la tête était bien mal en point : visiblement l’Église était à réformer dans son chef. Pour la papauté comme pour l’épiscopat il faudrait attendre le concile de Trente (1534-1563), le temps que la moitié de la chrétienté passe au protestantisme. Avant cela on ne peut parler que de pré-réforme. Le bas clergé devra sans doute être réhabilité. Quand on parle de réforme avant...

L’éducation morale des guerriers ne pouvait se réduire à leur imposer des tabous, à réprimer leur violence, à leur apprendre à contrôler leurs pulsions, morale négative. Il fallait trouver une morale positive, ouverte : non plus le mal à éviter mais le bien à pratiquer. Quel bien ? L’ascèse et la prière, c’était bon pour les moines ; eux ne savaient bien faire qu’une chose, la guerre. Il fallait leur apprendre à servir le Seigneur, le roi céleste, comme ils servaient leurs seigneurs terrestre...

La Renaissance carolingienne, s’il est permis d’employer une formule aussi prétentieuse, n’a rien apporté au patrimoine de l’humanité, si ce n’est une écriture, la « minuscule caroline », ancêtre de nos caractères d’imprimerie et de notre écriture script, qui fut mise au point à Corbie, à Tours peut-être. Mais elle n’a rien créé qui puisse s’insérer dans la culture de l’intellectuel ou de l’« honnête homme ». Rien de comparable avec les vraies renaissances, celle du XIIe siècle, celle du XVe ...

Dans Quarante générations de Français face au sacré, Alain Derville jette un regard original et souvent iconoclaste sur l’histoire religieuse de la France médiévale. Il étudie successivement l’époque mérovingienne, période d’assimilation lente de l’héritage du christianisme antique ; l’époque carolingienne, période de mise en ordre de cet héritage sous l’égide de la royauté sacrée ; le Moyen Âge roman, période d’effervescence créatrice autant dans le champ spirituel que dans les champs intellectuel et artistique ; et « le temps des laïcs », étendu de façon peu conventionnelle du début du xiiie siècle à l’aube du xvie, où l’on voit tout l’édifice institutionnel de l’Église médiévale contesté, éventuellement revivifié, par les multiples courants évangéliques ou réformateurs. La nouveauté principale du livre réside précisément dans le refus de brosser un tableau (un de plus !) de l’institution ecclésiale, à laquelle l’historiographie traditionnelle a consacré tant de pages édifiantes, pour donner prioritairement la parole au peuple chrétien – un peuple disparate, agité par des sentiments religieux souvent contradictoires, toujours passionnés, que l’auteur observe avec une scrupuleuse, mais aussi bienveillante, attention.

On prétend que le réseau paroissial fut complet dès le XIe siècle. C’est une illusion du triomphalisme. Disons plutôt qu’on ne créa plus de nouvelles paroisses sinon à l’initiative des laïcs, car le clergé en place ne voulait pas partager les revenus de l’autel avec un concurrent. Alexandre III dut prescrire la division des paroisses trop étendues. Les paroisses-mères abandonnaient avec réluctance leur privilège : à Arras vers 1100, tous les chrétiens devaient aller à la cathédrale aux trois ...

Il est exclu d’établir une statistique des péchés. On se plaît à faire du XVe siècle « le siècle des bâtards », et aussi du XIVe. Le « sage » Charles V en eut un, péché de jeunesse, et Charles VII fut le premier roi à afficher une maîtresse, Agnès Sorel, dame de Beauté. Médiocre butin : on ne péchait pas plus mais on avait moins honte. À la cour de Bourgogne, si Philippe le Bon fut « durement lubrique », son fils, Charles le Téméraire, fut d’une chasteté farouche et il s’y trouva, semble-t-il...

Il y a de tout dans la Bible, du Dieu terrible de l’Ancien Testament au Dieu-amour de saint Jean, et dans le Nouveau Testament lui-même, de la pure prédestination selon saint Paul (Romains 9-18) aux versets consolateurs de saint Luc maudissant les docteurs qui accablent les gens de fardeaux insupportables (Luc 11.46 : Jean Paul II maudit ?) et de saint Matthieu (11.30) affirmant que le joug du Christ est doux et son fardeau léger. On pouvait donc tirer du Livre ce que l’on voulait. Auctoritas...

« Soyez parfaits » avait dit le Christ (Mat. 5. 48). S’il y eut alors moins de saints et de saintes, ce ne fut pas que cet appel fût tombé dans des oreilles sourdes, mais que les papes éliminèrent la plupart des candidats. La sainteté jadis avait été populaire, spontanée, sacrée. Elle fut confisquée par les papes, contrôlée, comme tout le reste elle se juridisa. En 1170 Alexandre III s’était réservé les canonisations, du moins en principe. En 1200 Innocent III institua enquêtes et procès ; il...

Le sacré, que le clergé carolingien avait assez bien maîtrisé, domestiqué, semble avoir fait un retour en force à l’époque suivante, et ce n’est sans doute pas un hasard s’il a laissé tant de traces dans la littérature, ecclésiastique et laïque, et de si belles dans l’iconographie, aussi bien dans les grands programmes devisés par les moines que dans l’art des « barbouilleurs de village » car, comme dit en 1025 le synode d’Arras, « les images sont un livre ouvert aux yeux de la foi ». Le sacr...

La foi, disent les théologiens du XIIIe siècle, est un assentiment libre de l’intelligence aux vérités révélées par Dieu et enseignées par l’Église. L’assentiment pouvait être plus ou moins ardent, et plus spirituel qu’intellectuel. La Révélation se trouvait dans les Saintes Écritures auxquelles bien des laïcs désiraient accéder directement, non sans succès, malgré les précautions jalouses du clergé, propriétaire de la Parole. L’Église n’était pas non plus toujours très zélée ou très qualifié...

La date charnière de 900 est encadrée de façon parfaite, à la fois chronologique, logique et symbolique, par deux événements symétriques : en 888 la déposition du dernier empereur carolingien, Charles III le Gros, qui ouvre les temps féodaux, et en 909/910, la fondation de Cluny, début, si on veut, des siècles monastiques. L’autre terme, 1200, marque à peu près la fin de la violence « féodale », celle des guerriers, et le début de l’ordre royal, ainsi que le début, pour les moines, de la déca...

Vers 750 le Scarapsus de Pirmin ne formulait que des exigences limitées – une croyance réduite au Credo et des observances élémentaires, celles du Décalogue. En outre, aller à l’église le dimanche et s’y bien tenir, jeûner, faire l’aumône. La prière, le jeûne et l’aumône, c’était la formule de base des monothéismes méditerranéens, judaïsme, christianisme, islam. Selon saint Boniface les devoirs des laïcs étaient l’obéissance, la soumission, l’humilité, la docilité : point de vue clérical sans...

À l’époque carolingienne, le sacré avait été bien administré, d’où une religion assez placide. Pourquoi n’en fut-il pas de même après 900 ? Certains incriminèrent le souffle incontrôlable de l’Esprit, d’autres les insuffisances des prêtres et des moines. L’un n’exclut pas l’autre. On peut penser, par exemple, que les moines fournirent d’abord une réponse adéquate aux besoins religieux du peuple, mais que leur formule, qui était figée, fut peu à peu dépassée par l’évolution : le monachisme, qu...

L’époque fut marquée par le triomphe de la violence, celle des grégoriens, qu’on a vue, celle des moines, qu’on verra, celle des guerres, et, plus violente que toutes, la colère de Dieu. Violence, le mot semble inconnu du langage des moralistes. Il est d’ailleurs ambigu car, on le sait, il y a une violence des doux. C’est donc plutôt un mode d’être, la « disposition naturelle à l’expression brutale des sentiments », des vices en particulier. De quels vices en l’occurrence ? Plutôt, semble-t-i...

Saint Augustin avait opposé deux religions, celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau, comme celle de la crainte (timor) et celle de l’amour (amor). Donc on peut dire, en simplifiant, que le christianisme roman avait été une religion de la crainte, et que le christianisme gothique fut une religion de l’amour. Pour les musulmans, aimer Allah est un sacrilège, et certains soufis (mystiques) l’ont payé de leur vie. De leur côté les juifs craignaient Yaweh plus qu’ils ne l’aimaient. Comme dit...

L’église paroissiale, la fabrique S’il reste beaucoup et de belles églises gothiques antérieures à 1300, voire postérieures à 1500, rares ou partielles furent en général les constructions de l’âge intermédiaire. La cause en est sans doute la satiété, voire la guerre, c’est-à-dire l’insécurité ou le tarissement des ressources. Dans une province longtemps épargnée par la guerre, comme la Flandre Wallonne, nombreuses furent les églises du gothique tardif, celles que les fabriques rurales, voire ...

Il fallait avant tout que Dieu fût honoré, glorifié, loué, remercié, imploré. En dépendaient le salut du peuple, sa prospérité, sa victoire. Or les laïcs ne savaient guère prier ; le clergé priait pour eux, à leur place, à leur intention, à leur profit. Cette « prière de l’Église », c’était la liturgie. Charlemagne, les évêques et les autres dirigeants n’ont rien inventé de liturgique, mais ils ont éprouvé le besoin ardent de réformer la liturgie, textes, rites et chants, de la corriger, de l...