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En 1824, dans une des Petites œuvres morales consacrée à Giuseppe Parini, le poète qui, au xviiie siècle, avait flétri les mœurs des jeunes rentiers de l’aristocratie milanaise, Leopardi, pose, le premier sans doute, une des questions qui sera dorénavant centrale, et cruciale, dans la nouvelle littérature, chez ces écrivains qui ne vivent plus désormais de pensions, de rentes ou de la générosité des protecteurs. Quelle est cette question ? Non pas « pour qui écrit-on ? » (il n’y a pas encore ...

Pour un jeune, nourri de quelques aspirations intellectuelles, l’atmosphère n’était pas exaltante à l’université de Padoue, où je m’inscrivis, en 1957, à la faculté de lettres classiques. De Concetto Marchesi, le grand latiniste, le résistant, l’homme de gauche, restait à peine le souvenir. La réalité était celle du « réarmement » moral et économique du pays, sous l’égide de la Démocratie chrétienne. Un climat de conservatisme sérieux et appliqué y régnait : le philologisme dans les matières ...

Il existe peu de biographies qui soient de nature à montrer un progrès clair, paisible, constant de l’individu. Notre vie est, comme l’univers dans lequel nous sommes contenus, un incompréhensible mélange de liberté et de nécessité. Goethe, Poésie et vérité. Nous sommes donc dans une sorte de cercle. La compréhension des commencements ne peut être obtenue pleinement qu’à partir de la science donnée dans la forme qu’elle a aujourd’hui, et par un regard en arrière sur son développeme...

Foucault est devenu, aujourd’hui, patrimoine national, en France, et peut-être même patrimoine mondial. À l’occasion des vingt ans de sa mort les manifestations portant sur sa pensée se sont multipliées à l’échelle planétaire. On ne compte plus les colloques, les rencontres, les débats : le philosophe français a été, pour ainsi dire, canonisé, il fait partie désormais des saints et martyrs du calendrier sécularisé de la seule histoire qui nous reste : l’histoire des commémorations et des célé...

Cette question, je l’ai rencontrée, posée et traitée, depuis déjà presque trente ans, dans les cours d’agrégation que j’ai faits et que je continue de faire à l’ENS, d’abord à Saint-Cloud, puis à Fontenay-aux-Roses. C’est là la véritable continuité visible et réelle de mon travail qui lui confère, cette fois, une cohérence, sinon théorique, du moins pratique. Dans ces cours, je peux l’affirmer, j’ai donné le meilleur de moi-même et le plus clair de mon temps. Cela justifie à mes yeux la prése...

En 1972, un membre du séminaire tomba par hasard, lors d’un dépouillement, sur la publication, dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale de 1836, d’une partie du mémoire écrit l’année précédente par un jeune paysan normand, Pierre Rivière, auteur d’un triple crime de sang sur des membres de sa famille. On retrouva, dans les archives départementales de Caen, l’autographe complet du texte, dont l’étude occupa le séminaire pendant toute une année. Chacun s’attaqua à un problème, ...

Il y a toujours, pour chaque Lucien de Rubempré arrêté au bord d’une route, un Vautrin pour le secourir. L’arrivée dans la capitale, en effet, ne m’arracha pas la célèbre exclamation des « deux normaliens de génie », Sartre et Nizan, du haut de Montmartre : « Hé ! Hé ! Rastignac », mais me posa plutôt la question : « Comment s’en sortir, maintenant ? » Mon Vautrin fut Ruggiero Romano, l’élève de Braudel, l’historien de l’économie, que je connus en 1964 à la Cité universitaire, où il dirigeait...

Les années 1980 furent celles de la bibliothèque. Elle n’était plus le lieu où, à partir des questions soulevées dans le séminaire, j’allais vérifier, poursuivre, prolonger, les pistes indiquées par Foucault. Ce fut, plutôt, un véritable laboratoire, où j’entrepris les recherches qui allaient m’occuper pendant une décennie, et qui sont celles que je continue de mener aujourd’hui. Ces recherches reprenaient, certes, des problèmes qui étaient nés dans le séminaire, mais elles répondaient à des ...

Dans ce texte, j’ai soulevé beaucoup de questions qui se seraient prêtées à de plus amples développements. Pour ne pas dépasser les limites prescrites, je n’en ai dit que ce qu’il fallait pour situer et comprendre mes travaux. Quant à l’écriture, j’ai utilisé une langue « naturelle », évitant autant que possible les jargons et les mots trop spécialisés. Quand cela n’a pas été possible, j’ai eu recours aux guillemets. J’ai en outre tenté d’expliquer les raisons pour lesquelles j’ai été obligé,...

Peut-on parler de méthode à propos de ces travaux et de ces recherches ? Je ne le crois pas. Je n’ai fait que poser quelques problèmes, utiliser les savoirs qui me semblaient pertinents pour les résoudre, modifier les solutions quand il m’apparaissait, dans le déroulement des travaux, qu’elles n’étaient pas tout à fait satisfaisantes ou qu’elles ne répondaient que partiellement aux questions posées. Plutôt que de méthode, on pourrait parler d’une sorte de work in progress, dont le mouvement e...

En me disant, j’ai joui, je jouis encore. Jean-Jacques Rousseau Les mémoires de Casanova s’arrêtent en 1774, au moment où Rousseau est en train d’écrire ses dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques. Quand, en 1826, paraît l’édition française des Mémoires, dûment manipulée par Lafargue, Chateaubriand a terminé la première partie du récit de sa vie. Entre ces dates se tisse la trame d’un événement capital : c’est l’irruption du sujet dans la littérature, c’est le début de la nouvelle...

Aujourd’hui, il me semble que 68 fut d’abord, et surtout, ceci : l’entrée dans la « modernité ». Or, cette entrée ne se fit pas par en haut, mais par en bas. La secousse de l’ancien édifice ne pouvait pas venir, en France, de la vieille classe politique, appelée au pouvoir pour résoudre la question algérienne ; elle vint des masses qui se mobilisèrent. Mais savaient-elles ce qu’elles faisaient, et le savaient-ils aussi, ces étudiants qui hissèrent un drapeau rouge, le 10 mai, au sommet de la ...

Cette phrase de Goethe semble parfaitement convenir à ma génération et, sinon à tous, à beaucoup d’« intellectuels » et de « studiosi » qui en font partie. C’est la génération qui est née avec la guerre et qui s’est formée dans les années 1960. Or, cette génération, si elle n’a pas rencontré de « bons » enseignants (à quelques exceptions près), a, en revanche, vécu un « parcours ». Elle porte donc en elle-même une sorte d’historicité dont elle peut, et devra sans doute, faire état un jour, co...

Version disponible sur Internet :[ http://www.revuedesdeuxmondes.fr/francais/actuellement_juin2005.htm#article ]; Toutes les sociétés, depuis l'Antiquité, ont été confrontées, sous des formes différentes et avec des caractères propres, à ce que nous appelons la « sécurité ». Mais dans notre monde, à mesure qu'il s'est « globalisé », elle a changé d'échelle : sécurité de l'État, des personnes et des biens ; sécurité contre les calamités, les accidents et les catastrophes naturelles ; sécurité des individus contre les infortunes du travail et les aléas de la vie. Or, que signifie « sécurité » ? (...)

Après ces considérations, à peine esquissées, je pourrais ainsi résumer les étapes de mon parcours : une première éducation « esthétique », au lycée ; l’approche un peu maladroite des sciences humaines et de l’anthropologie, lors de ma thèse ; un court séjour chez les historiens, à l’École pratique des hautes études ; la mise en place d’une problématique, dans le séminaire de Foucault ; l’époque des applications sur le terrain, dans la Bibliothèque. La ligne de continuité fut une fréquentatio...

fils d’un enseignant latiniste et italianiste, qui avait soutenu avec Carlo Calcaterra, à Milan, danslesannées1930, une thèse remarquable sur Giuseppe Montani, un collaborateur éminent de l’Antologia de Vieusseux, ami de Ugo Foscolo, j’étais destiné à en hériter les aspirations brutalement frustrées par des vicissitudes familiales, l’affectation dans une petite ville de la Vénétie et l’avènement de la guerre. Comme beaucoup d’enseignants pendant le fascisme, il avait traversé le régime en lui...

Dans ce rapport, pour finir, j’ai parlé des auteurs dont je me suis inspiré, pour l’écrire ; de deux types de transmission des connaissances, qui en annoncent la tonalité : la filiation professorale et l’alliance magistrale ; de mon parcours, dans ses différentes phases ; de ma problématique, au carrefour d’une hypothèse, d’une question et d’un domaine d’application ; de ma relation, constante et assidue, avec l’expérience littéraire ; de mon enseignement, pendant presque trente ans ; et enfi...

Alessandro Fontana a été professeur, à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, puis de Lyon, où il a enseigné durant presque quarante années, communiquant sa passion des textes et des idées à plusieurs générations d’élèves. Conjuguant un héritage sartrien et l’enseignement direct de Foucault, il invitait ses auditeurs à faire ce « pas de côté » qui permettait de ne pas perdre de vue la « forêt », en interrogeant les auteurs à partir de problèmes, et en retraçant des généalogies te...

Composé d’une autobiographie intellectuelle rédigée en 1993 comme mémoire d’habilitation et d’un choix d’articles sur les rapports entre littérature et politique, cet ouvrage témoigne du parcours singulier d’un intellectuel entre la France et l’Italie. Il permet également de retracer les itinéraires contrastés d’une génération qui, au cours des années 1960, à un moment où les barrières traditionnelles entre les disciplines étaient en train de céder, avait dû construire ses propres parcours en dehors des écoles, à l’aide, ou à côté, de nouveaux maîtres. Alessandro Fontana bouscule ainsi les interprétations par catégories et repère ce qui fait échapper les auteurs à l’histoire de la littérature ou de la philosophie, pour mieux envisager ce qu’ils ont de présent, ou d’inaccompli, voire d’énigmatique. Au cœur de son questionnement figure une réflexion sur le statut du sujet à l’âge moderne et sur le passage de l’époque du « salut de l’âme » à celle du « salut de l’État ».

Sei Shônagon ne classe pas ; elle énumère et recommence. Un thème provoque une liste, de simples énoncés ou d’anecdotes. Plus loin, un thème presque identique produira une autre liste, et ainsi de suite ; on aboutit ainsi à des séries que l’on peut regrouper.Georges Perec Sei Shônagon était dame de compagnie à la cour impériale japonaise. Terminées au tout début du xie siècle, ses Notes de chevet visent à appréhender le monde par la liste. Comme le relève Georges Perec, la juxtaposition des l...

Dans la littérature française du Moyen Âge, les œuvres consacrées au thème de la mort sont caractérisées dès le xiiie siècle par une forte présence de nombreuses listes, tendance qui s’accentue avec la crise du Moyen Âge tardif et ses divers fléaux comme la guerre et la peste. Face à une réalité traumatisante, les auteurs, confrontés à une mortalité omniprésente ressentie comme un phénomène inquiétant, inexplicable et indicible, cherchent à en saisir les différents aspects grâce à l’énumérati...

L’extrême richesse des archives lucquoises n’est plus à démontrer. Parmi les innombrables documents conservés pour la fin du xive siècle, deux registres rassemblent 130 listes de population, produites dans les années 1370-1372. Sur ces 130 documents, un est de nature militaire et recense les hommes de trois quartiers de la ville (San Alessandro Maggiore, San Lorenzo di Poggio et San Michele in Foro) placés sous l’autorité du pennonier Ser Giovanni Simoni. Les 129 autres sont des listes d’habi...

Que met-on en liste et quels effets cette pratique produit-elle ? L’idée d’un « pouvoir » des listes médiévales oblige à s’interroger sur leur performativité, c’est-à-dire sur les actions que ces listes produisent concrètement, en aval de leur confection, mais également sur celles que leur réalisation implique, en amont, sur les unités qu’elles saisissent. Après avoir consacré un premier volume d’études au problème de l’écriture des listes médiévales, dans sa dynamique historique et poétique,...

Le Moyen Âge aimait les listes. En énumérant et en organisant les êtres et les choses, pour les gérer ou simplement pour les connaître, les listes médiévales éprouvaient la performativité de l’écriture dans une société où son usage restait restreint à une élite. Ces listes étaient une façon d’agir sur le monde, pas seulement une manière de se le représenter. La rédaction d’inventaires – de livres, de joyaux et d’outils –, de listes de serfs d’un domaine ou encore d’habitants d’une ville, comme l’utilisation littéraire d’énumérations inspirées de ces pratiques sociales, ont marqué la manière dont l’Europe médiévale a construit la relation entre hommes et objets dans la longue durée. Ce volume, deuxième volet d’un projet collectif consacré au « pouvoir des listes » au Moyen Âge, poursuit cette exploration anthropologique, rendue possible par la pratique de la mise en liste et la transmission de ces listes à l’intérieur des documents les plus divers. En confrontant les travaux de sociologues et d’anthropologues comme ceux de Bruno Latour ou Philippe Descola à la documentation médiévale, les auteurs révèlent la liste comme une forme singulière de domination sociopolitique et d’évaluation juridique et économique : elle lève le voile sur des relations entre humains et non-humains, entre sujets et objets, profondément différentes de celles qui se mettent en place avec la modernité.

Dans le vaste champ de la littérature médicale du Moyen Âge latin, deux domaines ont de longue date retenu mon attention pour leur volonté d’épuiser une totalité en recourant aux inventaires : totalité des signes possibles du corps souffrant tels qu’on pouvait les lire dans un flacon, d’une part, dans le cas des traités sur l’urine, et totalité des médications à proposer, opposer ou imposer face à telle ou telle pathologie, d’autre part, dans le cadre des recettes médicales. Mais comme « qui ...

L’outil est un objet rarement isolé. Divers par ses formes, ses modèles et ses fonctions, il se rencontre en nombre plus ou moins grand pour composer l’outillage nécessaire à une production ou à une exploitation. Or si, avant les grandes planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, quelques tentatives de figuration ont pu exister, il faut bien reconnaître que ce mode de présentation est demeuré fort rare pour les périodes anciennes et que la liste s’est longtemps imposée comme le moye...

Parmi les grandes bibliothèques princières de la fin du Moyen Âge, le cas de la bibliothèque des ducs de Bourgogne présente le grand avantage d’être bien documenté. Nous disposons d’une série d’inventaires, d’une grande quantité de manuscrits qui ont survécu et d’une comptabilité qui nous apporte encore davantage de détails précieux. Le dossier a donc été bien étudié par une série de chercheurs. Et pourtant, il y a encore bien des choses à explorer et à découvrir, notamment parce que les édit...

La cuisine est par excellence un art de l’éphémère. Si ses réalisations – ses « objets » – peuvent être pérennisées par l’image, ce sont les menus qui, avec d’autres listes comme les répertoires de produits réputés et dans une certaine mesure les recettes, aident à fixer leur nom dans les usages du temps et pour la postérité. Or, la vulgate de l’histoire de l’alimentation tient le menu pour « une invention du xixe siècle », qu’il faudrait mettre en rapport avec la supposée « naissance de la g...

Parmi les différentes listes de personnes dressées au Moyen Âge, on peut distinguer une catégorie contenant des noms de défunts dont le jour anniversaire de la mort devait être célébré pour une raison quelconque. Dans les milieux monastique et épiscopal, l’origine de ces listes était liée à la commémoration liturgique des morts. Les plus connues sont les nécrologes et les obituaires, mais il y en eut d’autres dont bien peu ont été conservées, comme les « tableaux » d’anniversaires. Je me penc...

Les objets usuels longuement employés par un même maître ont pris une espèce de personnalité, un visage propre, j’allais presque dire une âme, et le folklore de toutes les nations est rempli de ces êtres plus humains que l’homme, puisque c’est à l’homme seul qu’ils doivent leur existence, et qui, à son contact éveillés, ont pris peu a peu une espèce de vie propre et d’activité autonome, une espèce de volonté latente. Cette phrase que François Dagognet a empruntée à Paul Claudel dans son ouvra...

Le propos de cet article est d’envisager la question de la « liste d’objets » à partir de deux documents typologiquement similaires, le célèbre Liber pontificalis (LP) et les Gestes des évêques d’Auxerre (Gesta pontificum autissiodorensium - GPA), et, à l’intérieur de ces longs recueils biographiques des évêques de Rome et d’Auxerre, de prendre appui sur les listes de res présentes respectivement dans la notice du pape Silvestre (314-335) où sont rapportées, notamment, les donations constanti...

… Euerardum et uxorem suam Ricimar cum infantibus suis Wiburch Betswint Hanezin cum filia sua Ratsmunt cum filia sua Imma Wigira cum filia sua Meniza Iseka cum infantibus suis Rikera cum filia sua Hererat Hildekin Berenger Amiza… Cette liste de quinze individus avec, pour certains, leur descendants et descendantes, est transmise par un cartulaire rédigé à l’abbaye de Saint-Trond dans la seconde moitié du xiiiesiècle. Elle est contenue dans un ensemble textuel distinct : la copie in extenso d’...

Les listes des « propositions non tenues » de Pierre Lombard – autrement dit, des thèses, des affirmations considérées comme critiquables, comme difficiles à tenir – figurent en abondance dans les manuscrits des xiiie, xive et xve siècles. Si elles ont été signalées et publiées par de nombreux érudits, elles ont en revanche rarement fait l’objet d’explications et de commentaires de la part de leurs éditeurs, qui se contentent surtout de les définir en disant ce qu’elles ne sont pas, à savoir ...

La pensée scolastique regorge d’énumérations et de listes. Les scolastiques du Moyen Âge, qu’ils écrivent sur la philosophie, la théologie ou le droit, présentent leurs idées, leurs concepts et leurs opinions en utilisant toujours des formulations du type : « X peut se comprendre de quatre manières : premièrement… deuxièmement… troisièmement… », ou « Sur cette question, il nous faut nous poser dix questions : premièrement…, deuxièmement… etc. » Ils soulignent huit sens du mot « esprit », neuf...

« Tenez bien dix et fuyez sept/Dépensez bien cinq et arrivez au paradis ». Tel est le conseil d’un distique concernant la vie pieuse qui se trouve dans plusieurs manuscrits médiévaux tardifs écrits en Angleterre. N’importe quel chrétien savait que les trois nombres dans cet adage font référence aux « titres » de trois listes clés : les dix commandements, les sept péchés capitaux et les cinq sens (ceux du corps et ceux de l’esprit). En récitant le contenu de chacune de ces listes, ce que la pl...

Si un roman se révèle au lecteur essentiellement sous la forme de prose continue émaillée d’éventuelles marques de paragraphe, de dialogue, de début ou de fin de chapitre, un texte expositif (un manuel de géographie, par exemple) ou un mode d’emploi offre d’emblée des contrastes substantiels au niveau de l’apparence visuelle des contenus. Ainsi, un chapitre de manuel peut débuter par un plan visuellement distinct du reste du texte. Des titres et des sous-titres permettent au lecteur de distin...

Cette contribution à la vaste réflexion engagée par le groupe Polima explore le thème des listes que l’on peut qualifier de « traditionnelles », en ce sens que, omniprésentes dans les écoles du haut Moyen Âge, elles ont été l’objet de transmissions manuscrites quelque peu particulières en vertu de leur nature glossographique. Parmi les questionnements que soulèvent de telles listes, l’analyse des liens avec leur contexte immédiat, c’est-à-dire le texte ou le livre manuscrit qui les contient,...

Pour Jack Goody la raison graphique est un visible language, un langage visuel, matérialisé pour l’œil. « L’écriture donne à la parole une forme permanente. Les mots ne sont plus des signaux auditifs évanescents mais des objets durables. » D’ailleurs, à la dichotomie langue-parole, l’anthropologue britannique préfère le triangle linguistique langue-parole-écriture, interprété comme indication de forces vectorielles : L’écriture a deux fonctions principales. L’une est le stockage de l’informa...

Les listes constituent une forme d'écriture très présente dans les textes du Moyen Âge, quels que soient leur nature et leur genre. Cette forme syntaxique, graphique et sémantique singulière a été l’objet d’une enquête collective menée dans le cadre d’un projet interdisciplinaire de recherche intitulé « Pouvoir des listes au Moyen Âge » (Polima), qui a bénéficié du soutien de l’ANR. Trois volumes collectifs rassemblent les études de cas issus des ateliers organisés dans le cadre de ce programme. Ils explorent les usages sociaux de cette forme d’écriture dotée de pouvoirs pragmatiques, poétiques et cognitifs. Ce volume propose une approche matérielle de la liste, qui vise à la saisir dans le rapport que son écriture construit avec le support ainsi qu’avec les lieux, démultipliés, de son installation (pages, livres, murs, monuments, reliquaires, objets du quotidien, etc.). Ces singularités documentaires, liées à des procédures ou à des jeux de dénombrement, permettent de rendre compte de l’abondance des listes dans les productions écrites du Moyen Âge et d’interroger ce que les différentes scènes sociales du Moyen Âge font de cet opérateur matériel et cognitif qui produit savoir et agency. Au cours de cette période, les listes et les formes de pensée qu’elles engendrent se transforment sous l’effet de l’apparition de nouveaux enjeux de dénombrement et de catégorisation. À l’arrière-plan des cas étudiés percent ainsi la transformation grégorienne de l’Occident, la formation du savoir scolastique et l’essor des rationalités pratiques.

Le point de départ de ce chapitre, qui essayera de fournir une définition à la fois intensive et extensive de ce qu’est une liste, tient en l’idée selon laquelle les listes font partie de notre grammaire naturelle, c’est-à-dire que la capacité de produire une liste est une des compétences qui constituent cette aptitude cognitive que nous appelons grammaire. Nous n’allons pas ici nous attarder sur ce qu’est une grammaire ; nous nous contenterons de la définir comme un ensemble structuré de con...

La Concordance thomiste établie à Bologne, à la fin du xve siècle, par les dominicains Pierre de Bergame et Ambroise de Alemania présente une liste sophistiquée, qui témoigne d’une forme de travail intellectuel typique de la scolastique de la Renaissance italienne. Dans sa version la plus complète, achevée en 1497 et reproduite jusqu’au xxe siècle, cette Concordance énumère, organise et résout 1222 contradictions internes à la volumineuse œuvre de Thomas d’Aquin. Ce souci d’exhaustivité, de t...

Par l’expression « liste épigraphique de reliques », l’on désigne un groupe très large d’inscriptions qui ne saurait correspondre exactement à la catégorie fonctionnelle des textes communément appelés « d’identification » ou « de signalement » des reliques dans la mesure où la liste donne toute une série de noms de saints ou de reliques, généralement introduite par les formules funéraires haec ou istae sunt, hic sunt ou requiescunt ou reconditae sunt – pour ne mentionner que les plus courante...

Cet article étudie de quelle manière l’américanisation pénètre la communauté des affaires en Espagne sous Franco. Tandis que l’aide et les investissements américains facilitèrent la création de réseaux libéraux, d’institutions copiées sur le modèle américain, et de positions pro américaines au sein des cercles avancés d’entrepreneurs, l’adaptation de techniques et d’idées de management spécifiques au niveau de l’entreprise constitua un processus très hétérogène et complexe. Ceci est analysé au travers de l’exemple de deux entreprises très engagées dans ces réseaux. Au sein de la société pétrolière et pétrochimique d’état ENCASO, le savoir-faire américain voisine avec des méthodes et des valeurs militaires germaniques et locales, traditionnelles et paternalistes. Dans la société pharmaceutique CEPA, l’organisation scientifique et les procédures de recherches américaines furent adoptées avec ferveur, tandis que les stratégies de management, les politiques de promotion et les pratiques comptables restèrent dominées par la culture de l’actionnaire principal, le groupe industriel et financier Urquijo.

Cet article étudie le développement du consumérisme organisé en Grande-Bretagne et dans l’Organisation Internationale des Associations de Consommateurs (IOCU, créée en 1960). Il examine dans quelle mesure les consommateurs eux-mêmes ont joué un rôle dans l’Américanisation. Il montre que le consumérisme britannique a fait appel autant aux idéaux socio-démocrates européens qu’aux types de consumérisme basé sur les tests comparatifs qui s’est développé d’abord aux États-Unis. Ces traditions différentes se retrouvèrent alors dans les ordres du jour de l’IOCU de même que les intérêts des diverses autres associations nationales de consommateurs les enrichirent aussi. Il faut insister cependant sur le fait qu’il n’existait pas de notion statique du consumérisme américain, ni d’idée précise sur ce qu’était exactement l’« Amérique » : de fait, les États-Unis eux-mêmes ont connu une grande variété de politiques de consommation.

Avant 1914, l’américanisation de la Russie demeure modeste, en raison de la faiblesse des investissements américains, malgré la présence de plusieurs entreprises américaines, l’acquisition de nombreuses Ford T par l’armée russe et la traduction, dès 1912, de Taylor en Russie. La Grande Guerre se traduit par un développement substantiel des échanges entre les deux pays. Toutefois, la période la plus importante du point de vue de l’américanisation est sans doute celle de la fin des années 1920 et le début des années 1930. Elle est marquée par une large diffusion des ouvrages d’Henry Ford et de Frederick W. Taylor, le retour en URSS d’émigrés partis à l’étranger à la suite de la Révolution d’Octobre, la venue de travailleurs volontaires américains, des expositions de machines et de produits américains et de nombreux contrats d’assistance technique avec des firmes américaines. Un trop grand nombres de facteurs défavorables s’oppose à ces efforts de modernisation et conduisent à un constat d’échec.

Cet article étudie l’impact de la culture, des méthodes et de la technologie américaines sur les banques de dépôt britanniques. Les banques américaines pratiquaient le commerce de masse de leurs services et encourageaient le crédit à la consommation grâce à des prêts personnels standards, en utilisant la publicité directe et en faisant un usage judicieux des relations publiques. Les plus grandes banques américaines s’informatisèrent pour limiter l’essor des coûts de la banque de masse. Les banques britanniques furent influencées par les technologies américaines, employant toujours plus de consultants en management américains. Mais elles conservèrent des pratiques de classe pour l’offre des produits, le marketing et leur culture générale. De même, les consommateurs britanniques issus de la classe ouvrière gardèrent leur préférence pour l’argent liquide et l’épargne dans des institutions financières non bancaires. Ce fut une américanisation partielle.

À partir des analyses de Ch.S. Maier, ce chapitre montre que le lien entre la mobilisation économique de guerre et l’étude du revenu national est la clef pour comprendre pourquoi les responsables politiques américains promeuvent l’adoption de la comptabilité nationale dans l’immédiat après-guerre. En suivant le processus d’adoption des statistiques du revenu national, cette étude montre qu’elles sont d’une utilité limitée pour la prise de décisions en politique économique du fait de la nature rudimentaire de la comptabilité nationale. Par contre, sa réelle importance repose sur le fait qu’elle fournit une justification à la politique économique américaine menée en Europe occidentale. Cette technologie économique crée un contexte favorable à la promotion de certaines idées économiques sur le développement économique contrôlé par l’état. Cela dit, l’adoption de la comptabilité nationale n’implique pas nécessairement que les gouvernements suivent une telle politique. Ce chapitre montre que la comptabilité nationale fait figure de symbole dans l’interprétation de l’histoire économique récente par les responsables économiques nationaux. L’analyse du revenu national est un instrument politique, mais aussi et avant tout un instrument scientifique utilisé par les organisations internationales pour mettre en oeuvre leur poliltique.

Our paper presents the American point of view on what good economic government constituted for France after World War IL It looks at the degree of autonomy France enjoyed in its economic and financial choices and at the way it adapted the American model of good governance, America’s social project offered staff a higher share of profits, access to consumer society and a new trade union friendly environment in order to build a consensus for market economics and increase productivity. Modernisation meant boosting innovation and technological transfers from the design stage down to the shop floor, and the professionalisation of managers and executives. French entrepreneurs were caught between fascination and scepticism. This goes a long way to explain the delays and uncertainties in applying the American model to France. The most enthusiastic was France’s new middle class, which did not share the old elites’fear for France’s cultural supremacy and mimicked the American way of life. The United States brought new standards of management in public affairs.

À la suite de l’institutionalisation précoce des échanges éducatifs entre la Belgique et les États-Unis—le rôle de la Belgian American Educational Foundation est ici esquissé-, s’est constituée une plate-forme de personnalités aux trajectoires diverses disséminant dans la sphère économique, sous le coup de relais locaux, certains vecteurs culturels d’origine américaine. Il s’agit de montrer que ces transferts puisent leur origine dès l’Entre-deux-guerres et ne peuvent s’appréhender sur le mode individuel. Une application concrète de ce schéma est observée lors du processus d’introduction des sciences de la gestion dans les universités belges, grâce au concours de la Fondation Industrie-Université et de ses ramifications européennes.

En 1963, Eduardo Barreiros, fabricant espagnol de moteurs et de camions rentra satisfait de discussions avec la Chrysler Corp. Il avait obtenu une aide financière tout en évitant de donner trop de pouvoir aux Américains pour intervenir dans ses affaires. Cependant, Chrysler avait un projet caché et quatre ans plus tard la famille Barreiros fut obligée de céder le contrôle de son entreprise. L’histoire de cette américanisation confuse est menée en s’appuyant sur les publications les plus récentes au sujet des transferts et de l’expansion des modèles de production étrangers à travers les frontières.