Les historiens ont souvent des rapports difficiles avec les philosophes, mais Gerard Noiriel fait exception a la regle. Dans ce livre qui temoigne une nouvelle fois de choix intellectuels courageux et qui contient en particulier un essai autobiographique reussi en termes d'analyse de soi, mais aussi emouvant, aux antipodes d'une ego-histoire complaisante et esthetisante, il livre un prolongement aux questions restees en suspens dans Sur la «crise» de l'histoire publie en 1996. En effet, Sur la «crise» laissait parfois le lecteur sur sa faim, ce qui a d'ailleurs ete la cause de malentendus, dont le plus frequent a ete de faire de Noiriel un adversaire de la philosophie, ce qui est un contresens. Penser avec, penser contre a l'interet de dissiper ce malentendu. Gerard Noiriel y apparait comme un amateur et un tres bon connaisseur de la philosophie, en temoignent les pages consacrees a Marx, Foucault, Derrida et surtout a Rorty, sur lesquelles je voudrais m'attarder, dans la mesure ou son utilisation dans le premier livre m'avait laisse perplexe. Or, alors que le rapport entre histoire et philosophie chez G. Noiriel est clarifie dans l'ensemble par ce nouveau livre, l'usage de Rorty reste encore en partie mysterieux, semblant souvent fragiliser les positions intellectuelles de G. Noiriel plutot que les servir. Je voudrais exposer les raisons de cette perplexite en examinant d'abord l'emploi de Rorty par Noiriel, puis en cherchant dans les textes de Rorty lui-meme l'origine de certaines difficultes. Sur la «crise» de l'histoire etait marque par l'inquietude face a l'existence de dissensions paralysantes parmi les historiens, renforcees par les recours contradictoires a des theories de la connaissance importees de la philosophie1. Cette inquietude lui a valu de passer pour un livre antiphilosophique, ce qu'il n'est pas : il mettait seulement en garde contre les effets nefastes de certains usages de la philosophie par les historiens. Pour repondre a ce souci, Noiriel